Résumé
Les clients des praticiens de la carrière sont souvent angoissés par leurs difficultés financières. Cette angoisse est due à l’imprévisibilité de l’existence qui caractérise une société liquide. Contrairement aux sociétés dites solides, une société liquide n’a pas de règles qui s’appliquent de façon prévisible ni de garde–fous efficaces pour protéger contre les aléas de l’existence.
Un homme sur un bateau tombe à la mer sans que personne ne s’en rende compte. Affolé et sans gilet de sauvetage, il appelle à l’aide, espérant que le reste de l’équipage se rendra compte de sa malchance. En vain, ses faibles cris sont impossibles à entendre à travers le fracas des flots! Il n’a plus d’autres choix que de faire preuve de patience et de survivre, aussi longtemps que possible. Il se met donc à nager sur place pour garder sa tête hors de l’eau. Il continue ainsi pendant onze longues heures, jusqu’à ce qu’il soit finalement secouru.
Cette petite histoire s’inspire d’un reportage que j’ai lu tout récemment. Il s’agit donc d’une histoire vraie dans l’ensemble. Imaginez avoir à nager sur place pendant onze heures! La plupart des gens éprouvent de la difficulté à le faire pour plus de quelques minutes. Surtout, imaginez l’angoisse qu’a vécue ce pauvre homme pendant toutes ces heures. Il savait bien qu’éventuellement, les forces viendraient à lui manquer et que sa fin était proche.
Pourquoi cette histoire? J’ai remarqué récemment que lorsqu’on demande aux gens comment ils se portent, une des réponses possibles, et de plus en plus fréquente, est celle-ci.
« Bien, je garde ma tête hors de l’eau! »
Pour beaucoup d’entre nous, la vie ressemble à la situation qu’a vécue notre sinistré. Comme lui, nous avons l’impression de n’avoir rien de solide sous nos pieds. Comme lui, nous nous sentons ballotés par les circonstances de la vie. Comme lui, nous avons l’impression que notre survie dépend entièrement de nos efforts. Comme lui, nous sentons nos forces nous quitter progressivement. Comme lui, nous vivons l’angoisse d’une fin plus ou moins imminente.
La société solide
Selon le philosophe et sociologue Zygmunt Bauman, ce sentiment résulte du fait que nous vivons, depuis maintenant une quarantaine d’années, dans une société liquide (et oui, comme la mer!) plutôt que dans une société solide.
Une société solide est une société prévisible et munie de garde-fous qui permettent aux individus de faire face aux aléas de l’existence. Elle est rendue prévisible par les règles qui gèrent ses institutions.
Par exemple, pour l’institution « emploi », une règle a existé que lorsqu’on accomplit un bon travail, il est prévisible qu’on conservera son emploi, à moins d’un grand malheur. Cette règle fonctionnait bien pour la majorité des gens, mais si le malheur survenait et qu’elle cessait de fonctionner pour vous (perte d’emploi due à une fermeture d’entreprise, la maladie, etc.), alors les garde-fous d’une société solide vous permettaient de garder la tête hors de l’eau : assurance–emploi, reclassement, services de placement, conseil d’emploi, etc.
La société liquide
Depuis les années 1980, nos sociétés sont devenues plus liquides. Les règles ne s’appliquent plus de façon prévisible. Il est maintenant devenu possible de perdre son emploi malgré qu’on ait fait un bon travail. D’autres règles ne s’appliquent plus avec la même certitude. Par exemple, il est maintenant possible de compléter des études supérieures mais de ne pas trouver un emploi qui correspond à son niveau de scolarité (le cas d’environ un diplômé sur sept). Il y a à peine 35 ans, cela aurait semblé inimaginable, contre les règles du bon sens.
La nouvelle règle, s’il y en a une, est que les employés sont des ressources qui représentent des coûts que l’entreprise doit contrôler. Il y a 35 ans, la règle voulait que la plupart des travailleurs occupent un emploi régulier à temps plein, de telle sorte que leur horaire et leurs revenus étaient prévisibles. Aujourd’hui, les nouvelles formes d’emploi, emplois occasionnels, emplois autonomes, emplois contractuels ou sur appel seulement, permettent aux employeurs de contrôler leurs coûts, mais font que les employés ne savent plus combien d’heures ils travailleront et sur quel niveau de revenu compter.
De même, les garde–fous sont devenus moins efficaces. Comme les gens travaillent souvent moins d’heures, il est plus difficile de se qualifier pour l’assurance–emploi, dont les bénéfices sont souvent insuffisants. En fait, les travailleurs autonomes, qui représentent environ 15 % de la main–d’œuvre, ne sont pas du tout protéger par ce garde-fou.
L’angoisse
Quelles sont les conséquences d’une société liquide pour les clients des praticiens de la carrière?
Selon un sondage de l’Association canadienne de la paie (ACP), plus de 4 travailleurs sur 10 craignent de ne pas être en mesure de rencontrer leurs obligations financières.
D’ailleurs, toujours selon l’ACP, 40 % des travailleurs dépensent la totalité de leur paie nette ou davantage. Seulement 47 % sont en mesure d’épargner un maximum de 5 % de leurs gains. Plusieurs n’ont donc aucune économie pour affronter une urgence.
Comment compensent-ils pour les manques à gagner? Ils s’endettent. Depuis 2016, selon Statistiques Canada, l’ensemble de la dette des ménages dépasse légèrement la taille de l’économie canadienne. Plusieurs Canadiens ne savent d’ailleurs plus comment réduire leurs dettes.
La conséquence ultime? Selon l’industrie de l’insolvabilité, sur une base mensuelle, seulement 200 $ sépare 46 % des Canadiens de la faillite.
Vivre dans une société liquide, c’est donc ressentir la même angoisse que le sinistré perdu à la mer. C’est l’angoisse qui provient d’être laissé à soi-même, à la merci des circonstances, sans protection, et la crainte de manquer de force pour ne pas couler.
Pour conseiller
Nos clients qui vivent cette angoisse ont besoin de notre aide, pas seulement pour la reconnaître, mais aussi pour développer des comportements qui les aideront à survivre dans une société liquide.
Ensuite, les conseillers doivent aider leurs clients à réaliser que, contrairement à ce qu’ils croient, ils ne sont pas tout seuls, perdus dans la mer. Au contraire, nous sommes de plus en plus nombreux à lutter pour garder notre tête hors de l’eau. Il s’agit là d’un problème collectif, qui demandera de leur part une action collective.
Pour aller plus loin
Céline Héquet. L’anxiété comme moteur du néolibéralisme. Le Devoir, 2 mars 2019. https://www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo-histoire/548968/l-anxiete-comme-moteur-du-neoliberalisme
Patrick Juinet. La modernité liquide de Zygmunt Bauman. PhiloSciences. 4 février 2017. https://philosciences.com/234-la-modernite-liquide-de-zygmunt-bauman