Jusqu’à ce jour
Depuis les travaux de Nuttin (1965) et surtout ceux de Ruesch et Bateson (1868), fondateurs de l’école de Palo Alto, il n’y eut à mon humble avis aucune publication marquante de fond sur l’interactionnisme, en particulier sur l’interactionnisme développementaliste sauf peut-être les travaux de Magnusson et Endler (1977). En référant à la dynamique Individu <=> Environnement ou I <=> E, Nuttin résume bien ce courant psychologique en précisant qu’aucune des réalités-pôles (Individu et Environnement) de cette interaction constante et dynamique ne peut être dissociée ni comprise sans référence à l’autre réalité-pôle. Au quotidien, cette équation ou formule devient :
(I-i) + e <=> (E-e) + i
Le segment gauche de cette formule représentant la réalité-pôle Individu (moins ce qui reste à cet individu à découvrir sur lui-même et plus les aspects de l’Environnement que cet individu a déjà intégrés), alors que le segment droit représente la réalité-pôle Environnement avec réciproquement un moins et un plus mais à l’inverse ! (Limoges,2018).
Cela étant dit, il y a lieu de reconnaître qu’en ce qui a trait à l’orientation et au développement carriérologique, Riverin-Simard (2011, 1992) a su traduire ce courant, entre autres choses, en identifiant quatre grandes stratégies d’action : analogique, relationnelle, organismique et transactionnelle dépendant de la fréquence et de l’intensité des interactions I <=> E : inexistantes, accidentelles ou voulues, occasionnelles ou constantes, mécaniques ou organiques. Mais il n’est guère évident pour cette autrice et ses collaborateurs si ces stratégies sont transcendantales ou cumulatives. Par exemple, dans Travail et personnalité, Riverin-Simard (1996) les présente comme des postures ou des étapes dans un cheminement, donc optionnelles et possiblement cumulatives.
Par ailleurs, du moins dans la francophonie et depuis une bonne décennie, la psychologie s’est tue, laissant, en quelque sorte, toute la scène à la sociologie – et quelques fois à la philosophie –pour expliquer les divers vécus humains et surtout les multiples problématiques que ceux-ci rencontrent comme l’assimilation, l’identité, le racisme, la violence. Il s’agit là de contributions fort pertinentes, mais trop souvent incomplètes, car faisant fi du regard davantage « microscopique » pour pleinement saisir la complexité d’un être humain. Dans cette veine, nous est venue essentiellement de la France une nouvelle expertise appelée psychosociologie. Or, à bien des égards dans cette interdisciplinarité, la psychologie s’avère le parent pauvre – par exemple, toute la dimension développementale y est généralement absente – comme le reflète bien le statut grammatical qui lui est réservé, soit celui d’un simple préfixe, c’est-à-dire psycho !
Oh! il est vrai que durant cette même décennie, il y a eu plusieurs publications en neuropsychologie fort intéressantes telles que Le bug humain, de Bohler (2019), mais ces écrits ont une nette tendance à tout réduire à des questions de gènes.
La traversée du Rubicon ou le non-retour
Or les Éditions MultiMondes viennent de publier L’intelligence collecte, le succès de Sapiens, de Henrich (2021). Après avoir enseigné l’économie et la psychologie au niveau universitaire et surtout après avoir complété un cursus doctoral en anthropologie impliquant plusieurs études terrain et par la suite de multiples simulations en laboratoire qu’il a menées ou observées un peu partout dans le monde, Henrich réhabilite brillamment la psychologie et indirectement la psychologie développementale en introduisant comme concept intégrateur la culture. Par culture, il entend « le large éventail de pratiques, de techniques, de méthodes, d’outils, de motivations, de valeurs et de croyances que l’humain acquiert en grandissant, le plus souvent en apprenant des autres » (p. 21).
Pour démontrer l’apport de la culture, Henrich prend comme exemple le fait qu’au cours de plus d’un million d’années d’évolution, l’humain (alors homo erectus) a découvert dans son Environnement le feu et des matériaux combustibles ce qui lui a permis par la suite de cuire sa nourriture. Du coup, cette nourriture devint plus facilement et plus rapidement digestible. Alors, peu à peu tout le système digestif de l’être humain en devenir (dents, mâchoires, estomac, intestins sauf le grêle) s’est sensiblement réduit, ce qui a permis à cet être de mettre plus d’énergie à développer un gros cerveau. Or voilà un effet biologique marquant, non génétique au départ, généré par l’environnement (feu, matériaux combustibles) et ce n’est que par la suite que certains aspects génétiques de l’être humain en devenir prendront compte de cette évolution comme celle de maintenir chez 32 % de la population mondiale une sécrétion de lactase (enzymes) permettant d’assimiler le lactose, même une fois que l’individu est sevré. Grâce à la maîtrise du feu, l’humain pouvait accompagner ses troupeaux (utilisant le feu pour se tenir au chaud et éloigner les bêtes dangereuses) et chauffer le lait de ses troupeaux pour en faire des fromages et divers types de yogourt, autant de procédés de conservation réduisant du coup la teneur en lactose.
Quant à ce gros cerveau, en particulier quant à son cortex, comme je l’ai mentionné ailleurs (Limoges, 2018), il est alors utilisé par le « sapiens » ou l’Homme pour faire des projets comme créer un « large éventail de pratiques, de techniques, de méthodes, d’outils, de motivations, de valeurs et de croyances que l’humain acquiert en grandissant, le plus souvent en apprenant des autres »; et en somme c’est ce qu’Henrich appelle la culture et nous, conseillères et conseillers en orientation et en développement de carrière, la raison d’être de notre engagement professionnel, tant pour nous-mêmes que pour nos clientèles.
Lorsqu’il fait référence à la culture, Henrich parle alors d’une coévolution gène-culture et cette coévolution fait appel autant aux relations intragroupales qu’intergroupales et forcément intergénérationnelles, favorisant ainsi « les normes et les institutions sociales qui peuvent alimenter un cerveau collectif élargi » (p. 318). Conséquemment, conclut l’auteur, « c’est la culture qui nous rend intelligents » (p. 27) et, à cause de cette culture, cette intelligence devient collective, voire procollective. Sans ce processus évolutif commencé il y a plus d’un million d’années, nous, humains, n’aurions pu nous doter de pratiques et de techniques qu’il n’aurait été possible d’élaborer individuellement dans une seule vie, en comptant uniquement sur notre intelligence et notre expérience.
L’entraide fait donc partie de notre ADN (Limoges, 2021).
Alors, l’Homo sapiens a cessé d’être une bête pour devenir un être humain, une créature unique et à part entière. C’est cette mutation significative et irréversible qu’Henrich compare au passage du Rubicon, cette rivière, au temps de la République romaine, qu’il ne fallait surtout pas franchir, sinon au prix de devenir à jamais et pour le reste de sa vie un citoyen hors de la loi. En somme, une démarche irréversible ! Pour Henrich, ce Rubicon correspond au « seuil qui sépare l’évolution génétique typique (celle qui a marqué les bipèdes et grands singes) d’un régime d’évolution génétique autocatalytique induit par la culture (et non seulement par la socialisation comme dans la situation précédente) » (p.93).
En introduisant les notions de culture et d’intelligence collective, Henrich rend davantage palpable ce concept d’interaction Individu <=> Environnement et surtout le rend beaucoup plus opérationnel en y distinguant tour à tour les apports génétiques, biologiques et psychologiques, autant d’apports développementaux ou, comme dirait Henrich, évolutifs. Ainsi, toute conseillère ou tout conseiller en orientation et développement de carrière retrouvera dans sa définition de la culture l’ensemble des enjeux à prendre en compte dans ses divers accompagnements : compétences, expériences, motivations, valeurs, croyances et réseautages, l’objectif étant de faire de l’orientation et du développement carriérologiques des actes pleinement culturels.
* Dans le but d’alléger le texte et d’en faciliter la lecture, le générique masculin est utilisé comme genre neutre.
Références
Bohler, S. (2019). Le bug humain. Paris : Pocket.
Henrich, J. (2021). Intelligence collective. Montréal : MultiMondes.
Limoges, J. (2021). Je m’aide quand nous nous aidons. Montréal : boutique.bouquinbec.com.
Limoges, J. (2018). La Dynamique Individu-Étude-Travail. Paris : Qui plus est.
Magnusson, D. et Endler, N. (1977). Personality at a crossroads: current issues in interactional psychology. Hillsdale: John Willey.
Nuttin, J. (1965). La structure de la personnalité. Paris : PUF.
Riverin-Simard, D. (2011). « L’orientation professionnelle des adultes; une participation sociale toujours renouvelée » dans Simard, Y. Revisita educaçao sepsis, 2 (II).
Riverin-Simard, D. (1996). Travail et personnalité. Québec : PUL.
Riverin-Simard, D. (1992). « Conceptions interactionnelles de l’insertion et de l’adaptation socioprofessionnelles » dans Dupont, P. (1992). Éducation et travail. Sherbrooke : Université de Sherbrooke/CRET.
Ruesch, J, et Bateson, G. (1968). Communication. New-York : Norton.