Restaurer la dignité… des cordonniers
Marché du travail

Restaurer la dignité… des cordonniers

Lucie est tombée en épuisement professionnel. Soignante dans un hôpital, elle côtoie la douleur, la souffrance et le stress. Le pronostic vital des patients étant rarement engagé dans son service, elle se réjouit de contribuer au rétablissement de leur santé et de les voir quitter l’hôpital. Elle prend plaisir à soigner, mais, prise dans un cercle infernal qui la dépasse, ses ressources internes s’épuisent pendant que ses ressources externes l’épuisent. Comment s’explique-t-elle ce stress chronique? 

Ces dernières années, elle est régulièrement sollicitée par différents gestionnaires de l’hôpital pendant ses congés pour pallier le manque de personnel. À force d’accepter, elle ne trouve plus le temps de se reposer. De plus, les changements constants d’emploi du temps ont produit un dérèglement de son horloge biologique. Elle n’arrive plus à dormir suffisamment. Sa vie sociale est compromise par des changements fréquents de dernières minutes. Elle est amenée à laisser sa fille seule à la maison, ce qui génère encore plus de stress et une mauvaise conscience. Elle confie que la prise de médicaments l’a bien aidée, mais elle réalise que ce soutien médicamenteux l’a peut-être empêchée de réagir plus tôt. Elle prend conscience de l’influence du travail, notamment l’organisation du travail sur sa santé physique, mentale, familiale, sociale. Elle se sent aussi impactée par la souffrance de ses collègues. Elle ne voit pas de collègue qui serait en mesure de la réconforter. Elle-même n’est plus en mesure de soutenir ses collègues. Personne n’ose parler de cette souffrance généralisée dans le service. Au fond, la souffrance des patients ne lui pose pas réellement de difficultés. Elle donne un sens à sa mission consistant à les soulager, alors que la souffrance de ses collègues produit chez elle des sentiments de tristesse, d’impuissance, de détresse et d’isolement. Elle ressent silencieusement leur souffrance silencieuse. À cela vient s’ajouter la peur au ventre, la peur de l’erreur de soin et de ses conséquences sur la vie des patients, leur santé, leur famille, leur travail, mais aussi sur sa propre santé mentale et sur sa carrière. 

Au point où vous en êtes de votre lecture, comment percevez-vous ce qu’éprouve Lucie? Comment vous sentiriez-vous d’en lire plus sur l’étendue de sa souffrance?  

Selon Singer et Klimicsky, cité par Ricard, il semblerait que l’empathie soit inefficace pour nous préserver de l’épuisement professionnel.
Lucie ne manque pas de ressources internes pour maintenir une vigilance permanente absolument nécessaire dans son métier. Mais elle sent venir le point de rupture, le risque d’erreur et toutes les conséquences dommageables. Elle prétend ne plus arriver à penser ni à faire la part des choses. Lucie semble minimiser son degré de lucidité et de dissociation. Elle nomme les raisons personnelles, relationnelles, contextuelles de sa souffrance et son souci éthique mis à l’épreuve. Il me semble qu’elle a prioritairement besoin de sortir la tête de l’eau avant de pouvoir retrouver une relative maîtrise de son corps, de son attitude et de son comportement afin de disposer d’une réserve d’énergie physique et d’une force mentale autoprotectrice. Lucie pourrait déjà s’autoriser à prendre soin d’elle-même et apprendre à éprouver de la compassion pour elle-même ainsi que pour ses patients. 

La compassion vient ajouter un baume de douceur et de chaleur humaine. Ce baume d’humanité est précieux à plus d’un titre. En counseling de carrière, l’alliance de travail permet de s’accorder avec les Lucie qui consultent. L’écoute empathique en est le principal ingrédient. Elle est centrée sur ce que ressentent et pensent les Lucie. Mais, combien de Lucie à force d’empathie sont tombées dans un état d’épuisement? 

La souffrance émotionnelle est contagieuse. Si nous ressentons ce qu’éprouvent les personnes qui nous entourent, c’est que nous sommes sensibles et interconnectés.  Rendez-vous après rendez-vous ou immergés dans un contexte anxiogène, nous pouvons éprouver un trop plein émotionnel. Comment aider Lucie à se protéger de trop de souffrance pour elle-même sachant que l’exposition à la souffrance est inévitable? 

Comme l’écrit Limoges, la Loi de l’entraide appelle l’adaptation, l’innovation et la créativité avec comme corollaire essentiel, une reconnaissance mutuelle des vulnérabilités respectives. Selon Singer et Klimicsky, cité par Ricard, il semblerait que l’empathie soit inefficace pour nous préserver de l’épuisement professionnel. Selon ces mêmes auteurs, la compassion nous aiderait à éviter l’usure émotionnelle issue de la contagion émotionnelle et de notre seule empathie. 

La contagion émotionnelle découle d’une transmission inconsciente du ressenti. La compassion est un sentiment de chaleur humaine choisi, ressenti et dirigé intentionnellement. Ce choix de l’amour qui consiste à ressentir une chaleureuse bienveillance envers autrui ne se substitue pas pour autant à certains effets du contexte organisationnel et des relations professionnelles ni au pouvoir de l’action. 

La capacité à répondre, plus qu’à réagir, à la souffrance engendrée par le milieu professionnel s’apprend en pratiquant, par exemple, des activités compassionnelles.

En effet, l’entraînement à la compassion émotionnelle et cognitive produit un impact positif sur notre ressenti.

Il accroît la clarté d’esprit et le discernement des émotions. Il élargit la perception de l’environnement, permettant ainsi d’agir et de mieux agir. 

Il existe diverses propositions universitaires et non universitaires pour soutenir les aidants. Par exemple, des travailleurs sociaux du SamuSocial de Paris ont bénéficié d’un programme ayant pour but de les aider à renforcer leur résilience. Germer, Neff, Gilbert et bien d’autres proposent de s’exercer à la compassion envers soi-même. 

Mais est-ce que je suis le seul à penser que Lucie et moi avons un point commun? On est tous les deux souffrants, elle en tant que soignante et moi en tant que … cordonnier! Si Lucie pouvait lire dans mes pensées, elle entendrait : « Ouhaou, que de souffrance mon pauvre… Laurent! Et si mes chaussures pouvaient parler, elles diraient : « Ben, mon cordonnier, je suis au bout de ma vie! Alors Laurent, tu pourrais déjà t’autoriser à mieux prendre soin de tes pieds et apprendre à éprouver de la compassion pour toi-même pour faire de ton mieux avec les aidants et les aidantes. Heureusement, nous, les humains, n’y arrivons pas totalement car l’autocompassion reste un cheminement. Mais c’est quand même mieux avec de bonnes chaussures ! 

*Dans le but d’alléger le texte et d’en faciliter la lecture, le générique masculin est utilisé comme genre neutre. 

  

Référence :

Ricard, M. (2013). Plaidoyer pour l’altruisme. La force de la bienveillance. NIL éditions. Pocket. 

Psychologue de l’éducation nationale spécialisé en éducation, développement et conseil en orientation scolaire et professionnelle, Laurent exerce en France dans un centre d’information et d’orientation. Depuis 20 ans, il accompagne tout type de public notamment les scolaires. Il a passé une année en qualité d’étudiant au Département d’orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke pour peaufiner ses compétences opérationnelles. Il mesure chaque jour la portée transculturelle d’un counseling au service de l’orientation et du développement de carrière. Il partage son expérience de l’accompagnement via l’écriture et la formation.
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Psychologue de l’éducation nationale spécialisé en éducation, développement et conseil en orientation scolaire et professionnelle, Laurent exerce en France dans un centre d’information et d’orientation. Depuis 20 ans, il accompagne tout type de public notamment les scolaires. Il a passé une année en qualité d’étudiant au Département d’orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke pour peaufiner ses compétences opérationnelles. Il mesure chaque jour la portée transculturelle d’un counseling au service de l’orientation et du développement de carrière. Il partage son expérience de l’accompagnement via l’écriture et la formation.
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