Qu’y a-t-il de plus inconfortable comme professionnel du développement de carrière que de devoir intervenir auprès de personnes complètement découragées dans leur recherche d’emploi, sans trouver les mots assez apaisants pour les réconforter? Dans ma pratique, je travaille avec une clientèle 100 % immigrante. Clientèle avec des besoins spécifiques, cette situation de déprime est notre quotidien, notamment auprès de candidats hautement qualifiés, ici depuis un moment, qui n’arrivent pas à se faire une place dans le monde de l’emploi, monde pourtant en manque criant de main-d’œuvre. Pour eux, il y a incohérence.
Reculer pour mieux sauter
La solution rapide est de proposer à la personne immigrante de postuler à des postes subalternes, mais toujours dans le même domaine que ce qu’elle avait l’habitude d’occuper dans son pays d’origine. « Reculer pour mieux sauter », c’est ainsi que je définis cette étape. Il est clair qu’un informaticien, par exemple, n’aura pas les mêmes enjeux d’intégration et pourra plus facilement trouver un poste équivalent qu’un ingénieur formé à l’étranger, parce que l’informatique est une science avec des langages communs utilisés partout dans le monde.
Mais pour ces professionnels qui ont besoin de plus de temps d’acclimatation, l’approche est de proposer une formation complémentaire ou de leur proposer de candidater à des postes de technicien en génie ou encore, s’il s’agit d’un comptable, à des postes de commis… aux comptes recevables, à la paie, à la tenue de livres, etc.
Il est vrai que c’est une solution pratique qui permet à tout professionnel d’apprendre les réalités locales, sans avoir à retourner sur les bancs d’école, tout en étant payé. Sauf que… cette idée ne passe pas toujours bien et va souvent contribuer à précipiter le moral des participants encore plus bas.
Pour répondre à cette remise en question, je trouve que la courbe de l’adaptation est un outil fort utile pour aider les personnes d’origine étrangère à mieux comprendre ce qui leur arrive. Et ainsi, apprendre à relativiser cette période cruciale que sont les premières années dans un nouveau pays.
Si la paternité de cette courbe n’est pas claire sur le Web, certains vont citer les chercheurs Ian McCormick et Tony Chapman (The relocation transition curve) comme ses créateurs, en 1996. Aujourd’hui, ce schéma est inclus dans la dernière formation du ministère de l’Immigration du Québec, Objectif Intégration. (Module 2, diapositive no 7); personnellement je l’utilise quotidiennement pour dédramatiser l’état de détresse de plusieurs de mes candidats.
Ce qui est puissant, c’est de présenter cet outil à la personne immigrante en attachant quelques exemples très concrets à ces phases.
Avant de partir
La personne est dans son pays d’origine, se projette au Canada, est enthousiaste à l’idée de refaire sa vie, achète son billet d’avion, se départit de quelques biens (maison ou appartement, voiture, meubles, etc.), dit au revoir à son cercle professionnel, fait ses adieux à la famille et aux amis. Une excitation s’installe.
La lune de miel : découverte
La personne immigrante débarque à Montréal (ou ailleurs). C’est l’euphorie : elle découvre l’Amérique où tout est organisé. Les gens sont calmes, avenants et disciplinés. Les premières différences culturelles sautent aux yeux : l’accent québécois, la queue devant le bus sans se bousculer; on découvre les gratte-ciels et la nature à perte de vue. Bref, c’est génial, ce nouveau monde!
Le choc culturel : anxiété – isolement – dépression
Quand on immigre, tout est à faire : il faut trouver un logement, souvent dans un contexte de pénurie. Le propriétaire demande si on a un travail ou un garant. Et on entre en concurrence avec les locaux qui, eux, n’ont pas à se soucier de tout cela. Il faut tout meubler avec un budget serré, c’est particulièrement stressant pour les personnes issues de pays émergents.
On doit aussi refaire ses papiers d’identité – NAS, carte d’assurance-maladie, ouvrir un compte en banque, trouver une place en garderie ou dans une école, si on a des enfants. Les attentes au téléphone sont interminables, les rendez-vous sont difficiles à obtenir (SAAQ, RAMQ).
Alors, comme soupape, on se connectera avec ses proches via viber, skype – ce qui apportera un réconfort temporaire… mais la famille à l’étranger se sentira impuissante à aider. On pourrait même se connecter toute la journée, ce qui aura pour conséquence de recréer un certain quotidien d’antan, mais qui résultera d’avoir la tête là-bas et le corps ici. L’intégration ne peut pas se faire dans ces conditions.
L’autre réflexe, c’est de se retourner vers la communauté, établie ici, qui est une bonne idée dans l’absolu : on retrouve ses repères et ses codes culturels (nourriture, langue, codes sociaux). Mais les gens de la communauté peuvent aussi vivre le même choc culturel, ce qui va engendrer des discussions qui ne sont pas constructives autour de l’insertion professionnelle, de la perception de la communauté d’accueil, de la discrimination à leur égard.
Très souvent, on va proposer des solutions rapides (quick fixes) du genre : « refait des études, fait du taxi, ouvre une garderie…». Rien pour réconforter le travailleur qualifié qui se dirige droit vers un syndrome de la perte de sens au travail (brown-out) : manque d’énergie, démotivation.
En fait, si on reprend la pyramide de Maslow, tous les besoins à ce stade sont ébranlés, la pression, exacerbée. Le couple vit des tensions, des incompréhensions, la personne célibataire s’isole.
Je leur dis souvent que ce n’est pas le moment de prendre des décisions importantes (quitter le pays, divorcer, renoncer à sa profession). Je leur dis, en fait, que « si vous êtes déprimé, triste, déçu, c’est que vous êtes tout simplement… NORMAL »!
L’acclimatation et l’adaptation : rencontres avec des intervenants – mise en place d’un plan d’action
À cette étape, je demande où on se situe sur la courbe. Je félicite la personne d’être venue dans ma salle de classe ou dans mon bureau, tout simplement parce qu’elle prend les mesures pour s’aider. Je lui propose de faire un plan d’action.
« Reculer pour mieux sauter » prend tout son sens et est mieux vécu après avoir analysé cette courbe, car on prend le temps de reconnaître la difficulté des défis que la personne a vécue en lien avec l’immigration, et que la compréhension de la société prend du temps.
Cela peut se faire à travers des boulots de moindres responsabilités, le temps de prendre ses marques.
L’intégration
L’objectif ultime, c’est que la personne immigrante en arrive à participer pleinement à la société d’accueil et s’épanouisse selon son potentiel et ses aspirations, grâce à l’application de multiples mesures inscrites dans son plan d’action – l’ultime but étant de regagner confiance et même se dépasser.
Ainsi, la personne immigrante a une autre vision de son insertion professionnelle et comprend que ce recul n’est là que de façon temporaire. Accompagné avec un bon plan d’action à court, moyen et long terme, l’état d’esprit (mind-set) de votre participant en sera complètement changé. Tentez l’expérience et vous m’en donnerez des nouvelles!
* Dans le but d’alléger le texte et d’en faciliter la lecture, le générique masculin est utilisé comme genre neutre.
Reférences :
Uprooooted, 2008. L’expatriation vue par les chercheurs
French Radar. Connaissez-vous les 4 phases de l’expatriation?
In Objectif Intégration. (Module 2, diapositive no7) Ministère de l’Immigration du Québec, janvier 2020