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Dans mes conférences et formations depuis des décennies, je fais régulièrement référence à la métaphore du trépied pour aborder les enjeux de la connaissance de soi en orientation et en carriérologie, allant même jusqu’à utiliser à l’occasion de réels trépieds (un fonctionnel et l’autre disloqué). Mais, surprise, je ne me souviens pas d’avoir rédigé un texte sur la richesse incommensurable de cette comparaison. Pourtant elle enrichit significativement l’incontournable trio IVA vocationnel (intérêts, valeurs, aptitudes) en vigueur dans ces domaines, par exemple, dans l’élaboration d’un bilan professionnel ou d’une démarche d’insertion socioprofessionnelle.
Les trois pieds
Pour présenter ces trois pieds, j’utiliserai un certain ordre de préséance lorsqu’il est question de les explorer en espérant qu’il ne soit perçu comme une prescription.
Le premier pied correspond au Je suis, donc à tout ce qui est inné ou acquis pour un individu : personnalité, antécédents familiaux et sociaux, ses IVA, son savoir-être, etc. Ce qui jadis était appelé la connaissance de soi et aujourd’hui le bilan, volet personnel. Du coup, ce premier pied reflète les carences ou les excès dans ces divers éléments comme un manque d’estime de soi ou un égo surdimensionné ou encore comme un parent absent ou un grand frère surprotecteur.
Le deuxième pied se surnomme Je sais. Il fait référence à tous les savoirs et savoir-faire formels (diplômes, reconnaissance d’acquis) et informels (ex., un loisir ou des obligations familiales). Ici encore, ce pied est altéré par les manques ou excès de savoir et de savoir-faire.
Le troisième pied a pour titre Je veux. Il fait référence au degré de motivation et au pouvoir d’agir, en plus ou en moins.
Deux principes gèrent le fonctionnement d’un trépied. Le premier se résume par l’énoncé suivant : Le petit pied fait loi, c’est-à-dire que dans la très grande majorité des cas, un trépied tombera du côté de son petit pied, le cas échéant. Ainsi, refus après refus, un premier chercheur d’emploi se fera donner comme explication son manque d’expérience (petit pied Je sais); un second, son peu d’assertivité (petit pied Je suis) et un troisième sa non-mobilité (petit pied Je veux).
Le deuxième principe faire référence à l’empattement ou encore mieux dit à l’empan, soit la distance entre les pieds1. En effet, même lorsque ces pieds sont d’égale longueur, le trépied sera instable tant que ses pieds ne seront pas minimalement distanciés. Du coup, cela fait apparaitre un quatrième « je », soit je fais, qui représente les actions et non-actions par rapport à une situation donnée comme une recherche d’emploi.
Applications en développement de carriérologie
Mais si le trépied de ce sujet a un pied2 atrophié, à moyen terme il devra faire le nécessaire tel un retour au études ou une reconnaissance d’acquis pour allonger son Je sais ou prendre un atelier en assertivité si son pied chétif est le Je suis ou encore développer son pouvoir d’agir si c’est du côté du Je veux que le bât blesse. À court terme, il pourra miser sur une béquille comme un coaching pour maintenir son action et contrer un Je veux chambranlant ou miser dans un premier temps sur un emploi moins exigeant si c’est son Je sais qui est en souffrance ou sur un groupe d’entraide pour mieux assumer une handicap qu’il considère comme une tare à son Je suis.
Il faut à tout prix dissuader un sujet, par exemple dans une période de découragement, d’en venir à tronçonner les pieds plus longs comme retirer quelques diplômes de son CV (couper dans le Je sais) ou encore rabaisser ses attentes par rapport à un emploi (sabrer dans le Je veux) ou miser sur un plagiat ou une drogue pour compenser un Je suis très frileux sauf si de telles techniques sont utilisées comme transitoires (urgence financière, premier emploi, démarche réparatrice à la suite d’une infraction, etc.) et surtout sous la supervision d’une conseillère ou d’un conseiller compétent et le moins souvent possible.
En contrepartie, en raison d’un manque flagrants d’options, certaines politiques peuvent aggraver le dysfonctionnement du trépied sur une large partie de sa population, par exemple en n’offrant et en ne subventionnant que des formations scolaires qualifiantes3, produisant ainsi une excroissance du Je sais, alors que bon nombre de ces sujets auraient davantage besoin de consolider leur Je suis, par exemple grâce à un atelier sur l’estime de soi. Je ne peux m’empêcher de penser ici à l’anecdote suivante : un jour un candidat bardé de doctorats se présenta pour combler un poste de professeur-chercheur. De toute évidence, il répondait au critère « chercheur », mais dès qu’il fut mis en situation de donner un cours pour voir s’il répondait au critère « professeur », sa prestation fut plus que lamentable et je ne pus m’empêcher de penser qu’il aurait mieux valu qu’il fasse un doctorat de moins (moins de Je sais) pour travailler sur ses habilités communicationnelles (plus de Je suis).
[1] À l’origine, l’empan faisait référence à la distance entre le pouce et l’index.
[2] Ou pire, deux pieds.
[3] Par exemple, pour contrer un taux élevé de chômage, la France fit pendant un certain temps une opération appelée « Bac + 2 » (soit, plus ou moins, l’ajout dans la scolarité des « chômeurs » des deux premières années universitaires au Québec). Or, à la fin de cette mesure fort couteuse, le chômage ne baissa pas significativement et j’ai eu l’occasion de travailler avec de ces chercheurs d’emploi handicapés par un tel Je sais surdimensionné, évidemment générateur d’attentes irréalistes ou irréalisables et, partant, les précipitant dans une dégringolade encore plus prononcée dans les phases du chômage destructeur.
* Dans le but d’alléger le texte et d’en faciliter la lecture, le générique masculin est utilisé comme genre neutre.