En bout de ligne - Partie 1
Ressources et formations

En bout de ligne – Partie 1

Temps de lecture : 7 minutes

N’ayant eu que des éloges quant à mon parallèle entre la COVID-19 et la mondialisation (voir billet du 18 mars dernier) et ayant beaucoup apprécié le parallèle de LAFERRIÈRE entre le racisme et un virus (« Le racisme est un virus » La Presse, 2020-06-10), je me permets d’en proposer un nouveau cette fois en explorant divers angles de l’expression « en-ligne »[1] en référant à tout ce qui y est associé comme la formation ou le travail à distance, le télétravail, le travail à domicile, le virtuel, le numérique, etc.[2].

Mes premiers contacts avec l’informatique

J’ai déjà partagé que lors d’un premier séjour aux États-Unis à la fin des années 60, j’ai participé à une expérimentation d’IBM à son siège social à Poughkeepsie visant à mettre au point une « learning machine » qui était en fait une « teaching machine »[3], l’ancêtre de l’ordinateur personnel (PC). Assisté par cette machine, j’ai complété un cours de statistiques de 3 crédits pour lequel j’ai obtenu un A-, quoi que je ne me souvienne de rien de spécifique quant à son contenu sinon que le processus pédagogique consistait à nous faire identifier le bon énoncé parmi 3 à 5, démarche répétée des centaines de fois. Je crois me souvenir qu’à chaque leçon il y avait d’abord une brève explication ainsi qu’une démonstration d’une notion particulière telle que la courbe normale ou l’écart-type.

J’ai aussi partagé que lors d’un second séjour aux États-Unis une dizaine d’années plus tard, cette fois à Boston, je fus impliqué dans le rodage du logiciel Choice exporté et adapté de ce côté-ci de la frontière par la Commission de l’emploi et de l’immigration du Canada (CEIC). Traduit en français par les bons soins de cette commission, il devint Choix et, au Québec, il sera par la suite déclassé par Repères[4]. Une des raisons de ce « déclassage » de Choix au Québec fut que la corporation d’alors des CO voulait en faire un logiciel réservé exclusivement à ses membres du fait qu’une partie de ce logiciel abordait ce qui était appelé la « connaissance de soi ». Alors les professeurs en ISEP revendiquèrent auprès du ministère de l’Éducation leur propre logiciel, lequel mettrait l’accent sur l’ISEP. Ainsi naquit REPÈRES qui, dans ses versions ultérieures, intégra également des notions de connaissance de soi comme les intérêts et les aptitudes. Ce second contact avec l’informatique en- ligne me confirma l’importance pour l’usager d’un tel logiciel de bien personnaliser l’amorce d’une exploration documentaire en ISEP, par exemple en partant de ses intérêts ou de ses contraintes géo-économico-familiales, ainsi que de prévoir un temps immédiatement après pour la restitution et le décantage de l’information obtenue; en somme de faire descendre et de digérer cette info!

Étudier ou travailler en-ligne

En termes communicationnels, étudier et travailler réfèrent à des postures presque diamétralement opposées, du moins la plupart du temps. Étudier implique principalement une posture de récepteur (acquérir des savoirs, répondre à des questions, etc.) alors que travailler fait appel dans une large mesure à une posture d’émetteur, particulièrement à la sous-posture d’exécuteur (évaluer un dossier, compléter un devis ou une procédure avec les données appropriées, etc.). Réciproquement, lorsque l’Internet est mis en mode « émetteur » comme lorsqu’il enseigne ou communique à un apprenant, il exploite fréquemment des techniques d’information et de communication (TIC) et lorsqu’il est en mode « récepteur » comme lorsqu’il assiste un travailleur dans ses tâches et fonctions, il privilégie particulièrement le en-ligne avec le lien ou les données, en direct ou en différé.

La COVID-19 a contraint bon nombre d’étudiants et de travailleurs, par choix ou par obligation, à se replier vers le en-ligne, en particulier via les cours à distance et le télétravail. Si certains usagers et surtout observateurs voient dans ce repliement chez-soi le début d’un temps nouveau voire d’une nouvelle ère où le en-ligne serait la norme, d’autres souhaitent ou prophétisent un ressac, c’est-à-dire un retour du balancier tout-de-go vers le hors-chez-soi, le face-à-face et le présentiel. À voir certaines pressions pour détourner ou accélérer le déconfinement (par exemple les bals de finissants transformés en haie espacée d’honneur) tout porte à croire que ce ressac s’amorce.

En fait, qu’il s’agisse des étudiants ou des travailleurs, les pour et les contre pour le en-ligne sont presque moitié-moitié comme le révèlent divers sondages entre autres ceux répertoriés par OrientAction depuis le début de la COVID-19.

Mais, tout compte fait, quels sont les aspects positifs et négatifs du en-ligne pour les individus qu’ils soient étudiants ou travailleurs et, en contrepartie, quels sont les aspects positifs et négatifs pour les organisations scolaires et ouvrières?

Pour les individus, tant étudiants que travailleurs

Aspects positifs

Que ce soit pour les étudiants ou les travailleurs, il est évident que le en-ligne réduit le temps et les coûts pour les déplacements, les stationnements et les vêtements, etc. Il permet également d’étudier ou de travailler à son rythme et selon ses propres modalités. En éducation, il est très propice pour l’acquisition de connaissances donc pour le savoir alors qu’au travail il est propice pour l’exécution de tâches donc pour le savoir-faire, quoique mon voisin, ingénieur électricien pratico-pratique pour une grande papetière, est très critique quant à l’efficacité du télétravail pour gérer les pannes électriques!

En orientation et en développement de carrière le en-ligne réduit également les mêmes investissements en temps et en argent. La distanciation physique générée serait même appréciée par les candidats timides ou récalcitrants à consulter en face-à-face (Thompson,2006) et, comme l’ont noté CLAVIER et DI DOMIZIO (2007), lorsqu’un écran élimine ce face-à-face par exemple lors de la passation d’un test, cet écart augmenterait légèrement les autodévoilements du sujet. Par ailleurs, selon MARTINY et LESAGE (2010), les sujets apprécieraient autant ces formules à distance que les présentiels.

Aspects négatifs

Pour le moment du moins, il est fréquent que certains frais occasionnés par l’école ou le travail à domicile sont assumés par les personnes comme un équipement informatique personnel adéquat et une connexion WIFI.

Pour les individus, quel que soit leur statut, le en-ligne plombe significativement le développement de l’esprit de corps et l’acculturation à un groupe ou une organisation : classe, cohorte, entreprise, etc. À preuve, les entreprises qui en temps normal avaient implanté à plein temps le télétravail ont dû revenir sur leur décision afin d’avoir un ou deux jours en présentiel, y compris dans la Silicone Valley. Du coup, le virtuel réduit sensiblement les occasions d’entraide et tout particulièrement les partages de savoirs tacites dont le ratio reconnu est 80 : 20 soit 80 % pour l’entraide (aide naturelle) ou le savoir tacite contre 20 % pour l’aide professionnelle ou le savoir formel (Carr, 1983; Polanyi, 1966)

Par ailleurs, le en-ligne se faisant généralement à partir de leur domicile, les individus ont donc plus de risques de s’éparpiller en faisant un excès de multitâches comme s’occuper des enfants et préparer un repas en même temps que la période d’étude ou de travail. Il s’ensuit une perte de concentration, une augmentation de la fatigue, un stress diffus et généralisé et, partant, une augmentation des erreurs de jugement. Dans bien des cas, une telle suractivation hypothèque grandement l’entourage familial par exemple en réduisant la liberté d’agir des autres membres de la famille ou, en vue de minimiser ces impacts négatifs, l’étudiant ou le travailleur se met à faire des heures longues[5] et à réduire son horaire de sommeil. Enfin, un effet collatéral dont je fus témoin, l’école à distance et le télétravail deviennent des occasions de rechute pour les personnes qui s’étaient courageusement affranchies d’une cyberdépendance!

Par rapport à l’orientation et à la gestion de carrière, le en-ligne et tout ce qui y est associé dont le à distance risquent d’avoir un impact négatif sur le potentiel référentiel d’un étudiant ou d’un travailleur du fait que cette personne a moins de « témoins » pour attester de ses compétences, surtout de ses compétences relationnelles génériques qui sont devenues la pierre angulaire de tout processus d’embauche depuis l’avènement de l’Ère informationnelle (Lemoine, 2008). Pour la même raison, c’est-à-dire la réduction significative des relations interpersonnelles, l’identité professionnelle d’un individu aura tendance à être moins affirmée et moins assumée, tendance qui se manifeste entre autres chez les personnes éloignées du travail[6] par une réticence à se montrer et à se déplacer (mobilité) en public[7]. Par ailleurs, dans une étude que j’ai menée (Limoges, 2013) pour le compte de l’Association pour l’emploi des cadres en France (APEC) sur ses pratiques groupales lesquelles impliquaient déjà quelques dispositifs en-ligne, bon nombre de répondants ont avoué avoir mis moins de temps et d’énergie pour s’y préparer, surtout si leur « présence » s’exprimait par une simple photo, et pour étayer leur dire certains ont mentionné lors de groupes de discussion (focus groups) s’être présentés à un webatelier ou un webinaire en pyjama, non rasés ou non coiffés ou encore profiter de ce moment pour faire la toilette de leur chat[8]. L’usage de plus en plus répandu de la vidéo réduit heureusement ces « laisser-aller » mais comme les caméras optent généralement pour un format « passeport » ou médaillons tant pour les élèves que pour l’enseignant, une partie importante du non-verbal est perdue (inclinaison, gestes nerveux des mains ou des pieds, etc.) lequel représente selon MEHRABIAN (2007) 57 % de la communication voire 93 % si on y ajoute les intonations.

Voilà pour la dimension Individu quant au en-ligne. Qu’en est-il maintenant pour l’Environnement, en particulier pour les organisations scolaires et ouvrières? Une fois cette vue d’ensemble complétée, quelle position prendre à titre de conseillère ou de conseiller en développement de carrière? Pour avoir réponse à ces deux dernières interrogations, il faut se mettre en ligne pour un prochain billet soit le 2 de 2!  (Suggestion : Pour avoir réponse à ces deux dernières interrogations, je vous invite à lire mon prochain billet qui sera publié bientôt sur OrientAction.)

[1] Je prends l’initiative très programmaire française d’ajouter un trait-d’union pour constituer un nom composé, masculin et invariable, un peu comme l’est devenue l’expression hors-ligne.

[2] Sur l’internet, « en-ligne » est souvent amalgamé avec les notions de distance (étudier ou travailler à distance) et de travail à domicile. Quelquefois, il est apparenté à la notion de travail autonome par exemple lorsque l’on mentionne comme avantage ne pas avoir de patron.

[3] Aujourd’hui, avec les recherches sur l’intelligence artificielle, il est vraiment question de « learning machines », c’est-à-dire d’une machine apprenante.

[4] Aux dires de Michel TURCOTTE, Choice/Choix n’existe plus. Il fut remplacé par un concurrent : Career Cruising (https://public.careercruising.com/fr/)

[5] Jadis « heures longues » faisait référence aux travailleurs qui ramenaient du travail à la maison le soir, les fins de semaine et même lors de leurs vacances. Aujourd’hui, il fait aussi référence au fait d’investir 50 heures/semaine dans un emploi qui est évalué à 35 ou 40 heures/5 jours.

[6] Il est à craindre que la PCU ait cet effet collatéral.

[7] Constats également partagés lors d’une formation pour des CO de la Chaux-de-fonds en Suisse, ville qui a une longue tradition dans le travail à domicile via la sous-traitance de composantes horlogères par des entreprises familiales.

[8] En début de confinement, Radio-Canada a interviewé une cloitrée sereine et bien avancée en âge pour lui demander ses secrets pour bien vivre sa réclusion. L’un de ses 2 secrets porta sur l’importance de faire sa toilette et de s’habiller dès le lever. C’est comme si, en plus du physique de l’emploi, il y aurait l’habit de l’emploi, deux éléments contribuant à l’identité professionnelle. Par exemple, en vue de redynamiser les chômeurs de longue durée dans le Groupe Éducation-Chômage, nous leur donnions le même conseil.

 

Références

Clavier, D. et Di Domizio, A. (2007). Accompagner sur le chemin du travail. Québec : Septembre.

Carr, R. 1983). Le conseil mutuel – Théorie et pratique. Monographie. Ottawa-Hull : Direction de l’analyse et du développement, Emploi et Immigration Canada.

Doyon, D et Lemire, Y. (2003). « Modèle d’apprentissage contenu axé sur les relations. Actes du congrès international Développement de la qualité en orientation. Berne : AIOSP.

Lemoine, G. (2008) dans Zoom sur la dimension lieu. Québec : Septembre.

Limoges, J. (2013). Prestation-conseil. Rapport final. Paris : APEC. Pour usage interne seulement.

Martiny C. et Lesage M. (2010). « Un regard sur le counseling à distance en termes d’efficacité et la perception de l’alliance de travail. » En pratique 13.

Mehradian, A. (2007). Non verbal communication. New-Brunswick : Aldine Transaction.

Polanyi, M. (1966). The tacit dimension. Londres: Routledge & Kegan

Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.
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Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.