Nous sommes à l’ère où les déchets et les rebuts de toutes sortes prennent de la valeur et sont recyclés à de nouveaux usages, donc à de nouvelles fins et à d’autres buts (re-buts). Mais ce souci de « durabilité » s’applique également à nos rejets et rebuts, tant personnels que professionnels, autant ceux que nous produisons que ceux que nous « côtoyons » : échecs, déceptions, rendez-vous manqués, demi-succès, demi-satisfactions, etc.
Guidé par ce nouveau regard, je revois ci-dessous quelques-unes de mes expériences et, du coup, profite de cette occasion pour mentionner ici et là des complices et collaborateurs encore connus de conseillères et conseillers actuels en orientation et développement de carrière.
Faire un détour pour faire plus juste
En 1980, au grand dam de mon doyen Valérien Harvey¹ et avec le soutien, notamment, des Lemaire, St-Louis, Olney et Savard, j’ai créé le Groupe Éducation-chômage, afin de mieux saisir le vécu sociopsychologique de personnes au chômage depuis plus d’un an, chômeurs qui seront par la suite appelés les « chômeurs de longue durée » et qui, si ce chômage se prolongeait indûment, deviendront des personnes « éloignées du travail ». Après être intervenu auprès d’une centaine de ces personnes pour lesquelles la société n’avait alors aucune ressource ni solution, donc qu’elle considérait, en quelque sorte, comme des rejets ou des « rebuts », il est apparu évident pour notre groupe que le chômage faisait des ravages, psychologiquement parlant, d’où, dans un premier temps, l’élaboration des Phases du chômage et de l’exclusion (Limoges, 1983). Puis, en prolongeant cette recherche-action, il est devenu également une évidence que, lorsque ces personnes abordaient de front ce chômage, quel que soit le contexte, ce chômage devait être une occasion – bien que parfois très pénible – d’apprendre et, ainsi, devenait pour nous, conseillers et éducateurs, une occasion de les aider, d’où mon laconique « Le chômage éduque et s’éduque » et, ma tout aussi laconique expression « chômage créateur ».
En fait, si je me réfère au modèle interaction I <-> E (Limoges,2018), un chômage assumé crée à trois reprises. Il crée d’abord un nouveau I, en obligeant l’individu à se positionner par rapport aux retombées du travail; il crée ensuite chez cet individu une nouvelle perception de E (constitué de politiciens, d’employeurs, d’éducateurs, de recruteurs et de conseillers), car cet individu cesse de voir cet Environnement comme un obstacle ou comme un adversaire, et ce chômage assumé crée enfin et surtout un nouveau type d’interaction (<->) entre ce I et ce E, en introduisant notamment la notion de compromis nobles à court, moyen ou long termes. Ce re-but, quelle incommensurable contribution de personnes considérées comme des rebuts ! Cette triple création a fait ainsi ressortir les quatre dimensions essentielles pour réussir sociopsychologiquement une démarche d’insertion : SOI, LIEU, MÉTHODE et ENVIRONNEMENT SOCIO-POLITICO-ÉCONOMIQUE. Et comme ces quatre dimensions forment un ensemble concentrique, j’ai surnommé cet ensemble « le modèle Trèfle chanceux ».
La dualité
En côtoyant ces « rebuts » des Clubs, il ressortait que bon nombre de ces personnes étaient soit des artistes ou, plus globalement, des non-conformistes, plusieurs étaient en thérapie depuis un certain temps (désintoxication, sevrage, faible estime de soi) ou fréquentaient des groupes de croissance (psychologique, spirituelle, etc.) et d’autres encore optaient pour une simplicité volontaire ou autre chose de ce genre. Selon diverses conceptions dualistes, les attitudes et valeurs de ces personnes correspondaient davantage au principe féminin, ou au yin. Pas étonnant alors que la méthode comportementale très béhaviorale – aucune prise en compte ne se passe dans la boîte noire, ou l’inconscient, renforcements purs et simples, voire presque peu simplistes, compétition, etc., donc une méthode très conforme au principe masculin ou au yang – à la base des CDE ne leur convenait pas du tout, qu’elle leur faisait violence et expliquait en bonne partie leur échec. D’ailleurs, cette rigidité sera par la suite assouplie, notamment en introduisant la notion de gain en employabilité et surtout par Denis ROSS avec une équipe de l’Agence nationale pour l’emploi de France, maintenant devenue Pôle-Emploi (ANPE).
Pour ma part, ce nouveau savoir m’amena à introduire dans tous mes programmes et interventions, y compris mes cours, des références théoriques et pratiques aux principes qualifiés métaphoriquement de féminin et de masculin, de yin et de yang ou encore de nocturne et de diurne, autant d’appellations visant à exprimer cette dualité tout en tenant compte d’une susceptibilité ou d’une autre.
Les sans-problèmes
Dans nos sociétés, les gens normaux sont sans intérêt. Ils ne nous consultent pas, ne nous rapportent pas d’argent et ne deviennent pas nos clients. Ils sont par ailleurs de mauvais sujets de recherche, car aucun organisme ne voudrait subventionner une recherche qui s’y intéresserait. En somme, comme ces gens sont sans problèmes, ils ne peuvent générer « de bons problèmes de recherche ». Donc, mis au rancart! Pourtant, c’est en étudiant des enfants sans problèmes à la suite d’un séjour dans ce camp d’extermination que Cyrulnik (2003) opérationnalisa le concept de résilience!
De même, c’est en interviewant des personnes, en particulier des travailleurs, qui ne montraient aucun signe d’épuisement souvent en dépit de conditions éprouvantes que j’ai pu articuler – avec l’aide des Cordeau, Caron, Doyon, Lamarche et Langouche – le paradigme du maintien professionnel.
Une communication universelle
En revanche, dans ces mêmes sociétés, les gens trop marginaux ne sont guère intéressants, car ils ne font pas le poids numériquement. Alors, rejet ! Ainsi, nous n’avons qu’à penser aux victimes de maladies orphelines : peu de personnes touchées, donc pas ou peu de subventions, donc pas ou peu ou de recherches. Parmi ces laissés-pour-compte, il y a les itinérants et les clochards. Dans la problématique de « rebuts à recycler pour des re-buts », je me souviens du témoignage de Pierre TAP² au sujet d’un itinérant qui, une fois la « barrière hygiénique » surmontée par TAP, s’est avéré un érudit des grands philosophes ou encore du témoignage d’Alexandre LHOTELLIER découvrant qu’il partageait son compartiment de train avec un type à l’agonie se rendant mourir sur la tombe de ses parents et qui profitait de ce dernier déplacement pour savourer sans aucun doute aussi son dernier repas.
Pour ma part, je me souviens d’une soirée à Lausanne où Martine BOVAY³ et moi avions animé une soirée fort mouvementée de parents d’enfants souffrant de fibrose kystique. Épuisés, nous avons donc opté pour le trajet le plus court pour notre retour à la maison, trajet longeant la Ficelle (ancêtre du métro de Lausanne), soit un long escalier entrecoupé de paliers. En nous approchant du deuxième palier, nous aperçûmes un ivrogne gisant de tout son long dans ses vomissures. L’odeur de la scène étant insupportable, Martine demanda alors au type de dégager un petit espace afin que nous puissions poursuivre notre montée. Alors, le « gisant » se mit à se lamenter et à demander avec insistance de l’argent, et Martine de lui répliquer qu’après la soirée que nous venions de passer, nous avions atteint notre cota de problèmes pour la journée et que nous ne pouvions en prendre davantage. En somme, nous étions à court d’empathie ! Or, entendant cela, la voix du type prit un tout autre registre. Ce type parvint à s’asseoir, puis nous dit quelque chose comme : « Être dépassé par son lot de problèmes, ça, je connais bien… Alors, nous pourrions en parler ! » Murmurant un merci, nous lui rappelèrent notre souhait de poursuivre notre route, mais, du coup, revenant sur cette scène, Martine et moi avons décidé de toujours demander aux gens, qu’ils soient jeunes ou vieux, riches ou pauvres, scolarisés ou analphabètes, majoritaires ou minoritaires, croyants ou athées, libres ou incarcérés, de nous dire ce qui, pour eux, constituait une communication idéale et, pour ce faire, de nous citer un exemple, si anecdotique soit-il.
Or, quelle que soit la condition des gens, depuis un bon quart de siècle, on peut dire qu’il y a unanimité quant aux caractéristiques d’une communication idéale. En fait, ces caractéristiques correspondent à ce que, comme conseillères et conseillers, nous considérons comme les « ingrédients » de base de la relation d’aide, soit l’Empathie, la Congruence et l’Acceptation inconditionnelle (Limoges 1991). Le recyclage de ce « rebut » donna ce qui est appelé maintenant la Trousse de montagne, laquelle se résume à quatre types d’interventions, soit l’Intervention exploratoire, l’Intervention d’écoute, l’intervention affective et l’Intervention d’identification honnête (Limoges, 2021) et, à l’analyse, dans bien des cas les deux premiers types suffisent. Cinquante ans plus tard, Dulude (2020) arrive au même constat.
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Conséquemment, je ne peux que conclure en vous invitant à réviser vos rebuts personnels et professionnels, car il y a de fortes chances que vous y trouviez des matières à recycler.
Références
CYRULNIK, B. 2003. La résilience ou comment renaître de sa souffrance. Paris, Fabert.
DULUDE, G. 2020. Je suis un chercheur d’or. Montréal, Éditions de l’Homme
LIMOGES, J. 2021. Je m’aide quand nous nous aidons. Montréal, Bouquinbec
LIMOGES, J. 2018. La Dynamique Individu-Études-Travail. Paris, Éditions Qui plus est.
LIMOGES, J. 1991. S’entraider. 2e édition. Sherbrooke, Éditions du CRP.
LIMOGES, J. 1983. Chômage mode d’emploi. Montréal, Éditions de l’Homme.