Georges LEMOINE, alors directeur de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) de Niort dans les Deux-Sèvres, m’ayant entendu parler d’abord des Phases du chômage à l’occasion d’un colloque organisé par l’Office franco-québécois pour la jeunesse (OFQJ) à Poitiers en 1985 puis du Modèle Trèfle chanceux à la Conférence nationale pour l’emploi (CONNAT) à Ottawa. L’année suivante, celui-ci me fit venir pour un perfectionnement de ses conseillers en emploi et insertion. La direction générale de l’ANPE ayant eu vent de ma visite et de cette première contribution à l’ANPE, elle exigea que mon périple en direction des Deux-Sèvres passe par son siège social à Paris. Lors de cette formalisation institutionnelle et relationnelle, cette direction m’invita à aborder pendant 3 jours 6 thèmes différents; en somme de faire autant de fois le singe savant! Les premiers thèmes furent évidemment, les Phases du chômage et le Modèle Trèfle chanceux; tous deux obtinrent de la part des participants des cotes maximales quant à la pertinence et quant à la satisfaction. Le deuxième jour, j’abordai le Potentiel groupal et, je crois, les Théories cognitivo-développementalistes. Idem quant aux cotes maximales! Le matin du troisième jour, je décidai d’aborder l’Entraide et surtout l’Entraide vocationnelle avec autant de conviction et de fougue mais cette fois ma prestation fut interrompue par des tollés polis mais désapprobateurs : Ouch, approche très anglo–saxonne, très protestante, inacceptable dans un pays dont la devise intègre le mot Égalité; bref l’entraide n’est pas française! Pourtant, répliquai-je, lors de mes visites antérieures en sol français, j’ai été à de multiples reprises témoin –voire admiratif– de manifestations d’entraide comme par exemple lors des transports scolaires des enfants matin et soir ou lors des relâches scolaires les mercredis après-midi. Aucune placote ou papote possible, l’entraide n’est pas française, inutile d’insister et que je le prenne pour dit! J’en pris bonne note et décidai que dorénavant je ne ferais allusion à l’entraide que dans les autres pays francophones comme la Suisse, la Belgique, le Luxembourg, le Maroc et évidemment le Québec.
Quelques années plus tard, soit en 1991 alors que j’animais à Bordeaux une semaine de perfectionnement pour les intervenants du GIRPEH Aquitaine (un organisme de soutien et d’accompagnement des personnes avec un handicap), l’organisateur de ce séminaire me présenta lors d’une pause un intervenant externe local qui, semble-t-il, connaissait mes travaux et publications sur l’entraide en général et plus spécifiquement sur l’entraide qualifiée. Son but était que j’anime un souper-conférence interactif sur ces sujets. Alors je lui répondis tout de go : mais Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, l’entraide n’est pas française! À cela, il répliqua que la région bordelaise n’est pas tout à fait française car elle avait été occupée pendant trois siècles par les anglo–protestants et, voulant sans doute me rassurer, il précisa que cet atelier serait tenu dans un lieu privé sans aucune publicité. J’acceptai alors et, le soir venu, il m’amena derrière la cathédrale dans un sous-sol où je découvris, non pas des bigots et des grenouilles de bénitier, mais des personnes engagées dans des organismes de type Emmaüs, Croix-Rouge et Médecins sans frontières. Pendant, près de trois heures, les échanges furent très à propos et d’une qualité exceptionnelle.
En 1992, donc deux ans plus tard, une nouvelle demande me vint cette fois de l’Association de l’atelier pour une formation sur l’entraide en Alsace et Lorraine. Évidemment ma réponse fut : l’entraide n’est pas française, ni le terme ni la pratique! Ici encore, la réplique alla dans le sens de la précédente; ces deux contrées de l’Est n’étaient pas tout à fait françaises car elles furent à quelques reprises annexées à l’Allemagne. Riche de l’expérience bordelaise et gagné par ces nouveaux arguments, j’acceptai l’invitation et pendant près de deux semaines j’ai côtoyé des aidants actuels ou futurs de tout acabit, plus convaincus les uns que les autres.
En 1994, même scénario et même échange autour de l’interdit, cette fois avec l’IFEP-OROLEP sauf que, cette fois justement, le lieu était Montreuil, une commune adjacente à Paris. Alors difficile de dire que Paris n’est pas tout à fait française! Or cette fois l’argumentaire fut : comme les intervenants sont majoritairement pieds–noirs et des ex-colonies françaises, alors ils ne sont pas tout à fait français. Sous une chaleur faisant couler l’eau sur nos fronts, nous avons fait une formation d’une semaine dont les traces sont encore visibles.
Les mêmes arguments (pas tout à fait français ou pas toujours rattaché à la France) me permirent d’aborder l’entraide en Guyane, un département d’outre-mer.
Essentiellement entre 2008 et 2013, j’ai fait directement et indirectement plusieurs allers-retours sur la région bordelaise à la demande d’organismes comme Cadre entraide et l’AMIRE (Aquitaine, Mobilité, Insertion et Réinsertion) pour former, encadrer et promouvoir les entraidants, surtout ceux de première et de troisième lignes. Aucun problème pour moi car je savais maintenant que Bordeaux n’était pas purement française!
Au printemps de cette année, un Français désirait me voir et m’entretenir d’un projet de recherche-action impliquant quelques universités françaises et québécoises et quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que ce Français n’était nul autre que celui qui m’avait convaincu d’animer le souper-conférence interactif au sous-sol de la cathédrale de Bordeaux il y a près d’une trentaine d’années et tout indique qu’il s’agit non pas de la fin de cycle mais, bien au contraire, de l’amorce d’un cycle tout à fait nouveau.
Mesdames et messieurs haut-fonctionnaires français, peut-être que finalement l’entraide est bel et bien française!