L’envers; de quoi nous mettre à l’envers!
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L’envers; de quoi nous mettre à l’envers!

Aux trois quarts du siècle dernier sous l’impulsion du néolibéralisme, c’est amorcé un envoûtement pour la mondialisation qui a tout chamboulé. Partout, toutes les parties (gouvernements, secteurs économiques et financiers, entreprises, monde de l’éducation, familles, individus, etc.) ont progressivement adhéré à ce phénomène avec ferveur ou résignation, convaincues qu’il était impossible de faire autrement. Et si jamais l’une ou l’autre de ces parties s’y objectait, elle était aussitôt accusée de faire de la résistance au changement et de refuser d’entrer de plein pied dans le 21e siècle.

Dans cet envoûtement, la très grande majorité d’entre nous, spécialistes du développement de carrière, a monté dans le train plutôt que de le voir bêtement passer,[1] faisant valoir auprès de nos diverses clientèles les avantages de cette nouvelle ère : possibilité de voyager, de voir le monde, d’étudier ou de travailler à l’extérieur du pays donc autant de possibilités d’augmenter les opportunités pour développer tout leur potentiel et satisfaire leurs plus grandes aspirations, etc.

Jusque-là, particulièrement depuis le début de l’ère industrielle, le patronat avait donc le gros bout du bâton : énorme bassin de main-d’œuvre à sa disposition, longue période de probation, contrats à durée déterminée, mises à pied avec délais très courts, primes insignifiantes de séparation, pénalités pour toute absence si justifiée et si brève soit-elle, et ainsi de suite.

Pourtant la majorité de leurs travailleurs souhaitait vivement être fidélisée, par exemple par une sécurité d’emploi ou une permanence pour diverses bonnes raisons : sécurité financière croissante, augmentation des chances de perfectionnement et d’avancement et, le plus souvent, par amour pour leur travail et croyance en leurs apports. En fait, ils souhaitaient que leur entreprise devienne en quelque sorte pour eux une seconde famille et l’archétype du « Bombardier un jour, Bombardier toujours » devenait la situation rêvée, d’abord pour eux-mêmes et ensuite pour certains membres de leur famille. En somme, la fidélisation était une faveur que l’employeur octroyait à sa guise mais qui devait nécessairement se mériter après avoir complété avec succès certaines épreuves préliminaires. Par exemple pour y parvenir, bon nombre de travailleurs se sont épuisés (burn out) ou se sont enlisés dans la médiocrité via l’obsolescence due entre autres à la sous-actualisation de leur potentiel ou encore durent avoir recours à la syndicalisation souvent gagnée à coup de grèves.

Mais avec la mondialisation, le moins cher et le plus rentable devenant prioritaires tant au public qu’au privé, alors augmentèrent les gels et baisses de salaire, les réductions de personnel, les fermetures, les délocalisations, les mises à pied et les bris de contrats tant formels que moraux ; bref autant d’actes et d’actions sabordant les fondements même d’un ensemble de pratiques jusqu’alors appelé gestion des ressources humaines ou GRH. Après successivement le « mes employés, ma richesse » et « mes clients, ma richesse », un nouveau slogan se généralisait soit « mes actionnaires, ma richesse ». À toutes fins pratiques, c’était la fin de la GRH; les ressources humaines devenaient pour les entreprises une ressource parmi tant d’autres et, conséquemment, les travailleurs –les Baby-boomers tardifs et les X– n’avaient guère d’autres choix que d’espérer au moins une gestion humaine de ces ressources. Bienvenue dans le néo-libéralisme!

La Gestion de ressources humaines est morte; vive la Gestion de carrière

En contrepartie, émergeait et s’imposait alors la Gestion de carrière laquelle présupposait une réappropriation par les travailleurs du développement de leur propre carrière; développement qu’ils avaient progressivement cédé à leurs employeurs, entre autres, en lui confiant sans réels droits/soucis de regard leurs mises à niveau et leurs perfectionnements, leurs mobilités professionnelles et leurs promotions, bref la gestion de leurs plans de carrière (Vachon, 2016).

Alors pour mettre bien en évidence ce changement de paradigme, j’ai lancé dès 2001 une maxime qui fait encore sursauter plus d’un, surtout des employeurs et des chefs syndicaux, soit « Ma carrière est trop importante pour être laissée dans les mains de mon employeur » puis, en collaboration avec les Côté, Doyon, Lampron, Lévesque et Séguin, j’ai développé des guides pour accompagner les travailleurs –surtout ceux au premier tiers de leur carrière[2]—à traduire cette maxime dans leur gestion vie-travail au quotidien.[3]

L’envers; un boomerang signé Y

D’abord victime puis témoin de cet état de faits peu reluisant, la génération Y qui suivit (celle née entre 1980 et 2000) décida d’y mettre fin en agrippant le gros bout du bâton. Autrement dit, pour les travailleurs entre 20 et 40 ans qui composent cette génération,  leur carrière –si carrière il y a ou si carrière ils désirent– est trop importante pour être laissée dans les mains d’un seul et unique employeur, voire d’un employeur tout court car plusieurs d’entre eux optent pour l’entreprenariat. Cette génération qualifiée d’individualiste se caractérise par une recherche de liberté et pour ce faire mise sur la flexibilité, surtout au travail. Pour ces travailleurs, le travail devient à cette période de leur vie moins central ou secondaire et ce travail doit permettre des moments pour décompenser. En revanche, pour ces Y, tout doit être fait ou utilisé pour atteindre la meilleure place possible dans le plus bref délai. En somme cette génération dans son ensemble ne souhaite nullement être fidélisée, bien au contraire! Rien à faire avec cette notion de fidélisation comme avec celle de « culture d’entreprise » qu’ils voient comme trop grégaire et respectueuse des hiérarchies en place. Pour les Y, changer d’employeur ou d’entreprise à la première occasion ne présente aucun problème pas plus que de s’absenter sans prévenir. Le « bye, bye boss » leur sied très bien![4]

 

Rubriques

Employeurs

à l’ère préindustrielle

et industrielle

Génération Y

À l’ère du néo-libéralisme et               de l’informationnelle (numérique)

Salaire Selon une échelle comprenant plusieurs échelons correspondant         le plus souvent à des durées               (ex.: probation d’un an) et des épreuves Immédiatement selon son apport potentiel et souvent, en tout ou          en partie, subjectivement évalué
Absence     et cessation Doivent être annoncées et justifiées sinon pénalités financières et autres Quand bon il lui semble, sans prévis
Fidélisation, attraction ou rétention Se mérite selon un parcours rempli d’épreuves (le travailleur doit faire    ses preuves) À son initiative dépendamment des possibilités d’actualiser son potentiel   à très court terme

 

En somme et grosso modo, les attitudes et les stratégies abondamment utilisées avec les générations précédentes par les employeurs leur reviennent de plein fouet et ce boomerang est amplifié par les excédents généralisés d’emplois (ou pénurie de main-d’œuvre) et par les réseaux sociaux bien établis par les Y et repris par les Z. Alors aucune menace ni aucun chantage possible; plus besoin d’expériences, de probation, de délais à ne plus finir, de lettres de référence, de diplômes et ainsi de suite.

De quoi mettre à l’envers

Devant ce tableau, notre envoûtement comme spécialistes du développement de carrière pour la mondialisation est à revoir surtout lorsqu’on constate que plusieurs Y y perdent au change. Ainsi, les symptômes d’épuisement et d’obsolescence ainsi que la perte de sens apparaissent beaucoup plus tôt. Plusieurs conseillers en exercice me disent constater que la séquence cyclique crise (3 ans) – stabilité (4 ans) mise de l’avant par Riverin-Simard (1984)  a tendance à se raccourcir. En clair, les crises de carrière sont plus nombreuses. Être multiprojets s’avère une option noble pourvu qu’il y ait un fil conducteur et ce fil conducteur ne peut être que l’argent. Tôt au tard, ces Y ont besoin de notre aide pour pleinement prendre en compte ce que j’appelle les 7 retombées du travail à travers différents projets de vie. Être multiprojets signifie beaucoup de spatialité mais, en revanche, très peu de temporalité; une situation fortement anxiogène selon Nuttin (1980). Pas étonnant alors que cette génération soit plus vulnérable mentalement, cette vulnérabilité étant augmentée entre autres par l’obsession de l’hyperconnectivité dont la contrepartie est la solitude (cf. Série de Télé-Québec sur l’anxiété). Très peu de voisins (personnes que l’on voit); beaucoup des prochains (personnes éloignées, très éloignées) mais comme je l’écrivais entre autres dans un autre billet, en cas de crise, seuls les voisins peuvent nous aider!

Et auprès des décideurs, en particulier des employeurs, il y a lieu de leur rappeler que ce qu’ils vivent présentement n’est qu’un boomerang ou un retour d’ascenseur. Il y a lieu de faire avec eux ce que nous faisons avec les parents inquiets par rapport à leur ado, soit les amener à revoir leur propre adolescence. Il y a lieu de rappeler à ces employeurs, comme le démontrent régulièrement les sondages[5], que le meilleur moyen de fidéliser un employé est de tenir compte des mêmes 7 retombées (revenu, statut, gestion du temps et de l’espace, réalisations, relations interpersonnelles, statut et sens à la vie) à articuler dans le temps et l’espace sous forme de projets.

Étonnamment, il y aurait peut-être lieu pour les employeurs de s’inspirer de stratégies élaborées alors par leurs employés lorsqu’eux, les employeurs, avaient le gros bout du bâton?

[1] Référence à une vidéo alors très populaire montrant des vaches regardant un train filer à très grande vitesse (TGV).

[2] Bien se maintenir en orbite autour du travail au premier tiers de sa carrière. Guide d’animation et Plan et devis pour le participant. Voir plus bas.

[3] Cinq guides publiés aux GGC éditions et disponibles chez www.adl.qc.ca

[4] Les recherches « théorisantes » sur ce nouveau phénomène sont encore parcellaires car ce sont généralement des sondages ciblés ou ne portent que sur un groupe précis de travailleurs comme celles de Malo de l’Université Laval. En revanche, Internet regorge de nombreux témoignages de Y faits lors de congrès sur ledit phénomène.

[5] Par exemple, « Les champions du bonheur au travail », L’actualité, septembre 2019.

Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.
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Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.