D’actif à passif; à quel prix?
Marché du travail

D’actif à passif; à quel prix?

Dans le Bug humain, le neuroscientifique existentialiste Sébastien BOHLER développe les cinq grands principes de l’action humaine. Tout commence avec le striatum, l’ancêtre premier de notre cerveau qu’il transcende toujours même aujourd’hui. L’unique fonction du striatum est d’assurer notre survie à court, moyen et long terme et, pour y arriver, il sécrète de la dopamine (hormone du plaisir et de la jouissance) pour récompenser nos actions qui vont dans ce sens. Cette opération de survie, et surtout de vie, se décline en cinq principes : 

  1. Se nourrir
  2. Se reproduire
  3. Acquérir du statut social
  4. Économiser nos efforts
  5. Acquérir de l’information.

Évidemment, ces cinq principes sont interdépendants. Ainsi, l’acquisition de statut social (principe 3) est susceptible d’attirer des partenaires sexuels (principe 2) ou des collaborateurs complices (principe 4) pour se reproduire (physiquement, intellectuellement, etc.) ou pour obtenir de nouvelles informations (principe 5) et, pourquoi pas, faire tout cela autour d’un exotique banquet (principe 1)! 

Ces cinq principes furent développés par nos ancêtres primitifs dans des conditions de rareté comme la jungle et le nomadisme – manque de nourriture (principe 1), clans restreints, donc un choix limité de partenaires (principe 2) et acquisition relativement facile de statut, en raison du manque de rivaux (principe 3), consommer ce qui est autour de soi, tels petits animaux et plantes (principe 4), rechercher de nouvelles pistes d’animaux (principe 5). De ce fait, ces principes deviennent démesurés, hors contrôle, voire débridés, lorsqu’il y a abondance – comme de nos jours – d’où la notion de bug humain.  

En reprenant l’ordre des principes décrits ci-dessus, dans cette ère d’abondance l’obésité monte en flèche et tue plus de gens que la famine, la pornographie en ligne est devenue le plus grand producteur de gaz à effet de serre (GES), les jeunes font de l’insomnie et développent de l’anxiété en voulant donner et acquérir le plus d’émojis d’appréciation (likes) possible sur Instagram. C’est aussi l’ère de la panoplie de toutes les télécommandes possibles et Internet offre des dizaines de canaux d’information en continu, et au besoin en fabrique de la fausse! 

Pour éviter que tous ces débridages nous mènent à notre propre destruction et à celle de la planète, BOHLER, dans un deuxième livre intitulé Où est le sens? propose d’activer une partie méconnue de notre cerveau, soit le cortex cingulaire inférieur, lequel a pour unique mission de donner/rechercher du sens. 

De son côté, l’historien Yuval HARARI dans 21 leçons pour le XXIe siècle est très sceptique d’un tel revirement vers la raisonnabilité en constatant que dans tous les domaines, l’infotech propulsée par les techniques d’information et de communication (TIC)  ainsi que par l’intelligence artificielle (IA) et la biotech (le replacement d’organes défaillants avec des transplantations ou des prothèses) se conjuguent et font alliance pour répondre à la vitesse grand V à ces cinq principes, sans compter que cette alliance infotech+biotech s’est particulièrement emballée ces dernières années avec la pandémie COVID-19. 

Un petit exemple bien près de nous 

Déjà ces chamboulements sont perceptibles dans la tenue de colloques et de congrès professionnels qui se déroulent souvent en cette période de l’année (de mai à septembre). 

Jusqu’à maintenant, pour la plupart des gens, que ce soit comme intervenant ou simple participant, l’inscription à un colloque ou à un congrès répondait aux principes 3 et 5, c’est-à-dire que l’événement constituait une occasion d’acquérir un statut social (p. ex., Il y avait 75 personnes à ma conférence; J’ai vu et entendu telle sommité) de nouveaux savoirs (p. ex., J’ai participé à une simulation télescopée de telle approche; J’ai longuement échangé avec M. au sujet de cette problématique) quoique certains ne manqueront pas d’ajouter avec un brin de malice que du coup cette participation peut aussi « dopamiser » le principe 1 (bonne bouffe) et, pourquoi pas, le principe 2 (escapade sexuelle). Le grand sacrifié de ce type de colloques ou de congrès était évidemment le principe 4 (moindre effort), surtout si on tient compte de tout ce que requérait une telle participation : déplacements, frais nombreux et souvent élevés, réorganisation de ses horaires, etc. 

Or, comme l’a mentionné quelques amis organisateurs de prestations professionnelles cette année, la pandémie de la COVID-19 s’est avérée un puissant accélérateur du virtuel, du faire chez-soi et du travail « à distance », occasionnant ainsi une revanche spectaculaire du principe 4, soit celui d’économiser ses efforts : plus besoin de se lever tôt, de s’habiller convenablement, de se déplacer, de jouer les bons rôles sociaux, de faire une multitude de transactions comme l’achat billets de transport, la réservation d’une chambre, etc. 

Dans les faits, cependant, comme le montrent de plus en plus d’études sur le décrochage scolaire des étudiants doués, notamment, la généralisation de ce mode de communication provoque un rétrécissement social majeur sur plusieurs plans : moins de contacts avec des individus et des contenus, en quantité et en qualité; perte des informations transmises informellement et non verbalement, soit 80 % de la communication, comme le rappelle le neuropsychologue Guillaume DULUDE dans Je suis un chercheur d’or.

Alors, selon l’anthropologue Joseph HENRICH, il y a un risque très élevé de fragiliser notre intelligence collective qui a fait le succès de Sapiens.

Alors resurgissent des comportements liés, par exemple, à la violence familiale, au suprémacisme blanc ou à diverses formes de ghettoïsation : raciale, idéologique, élitiste, etc. 

Cette perte ne fait que s’aggraver, car il m’a été maintes fois permis de constater que plusieurs personnes inscrites à une visioconférence figent, voire ferment leur caméra, ne laissant sous leur vignette que leur nom. Ce comportement réduit ainsi à zéro les apports d’informations non verbales tant pour la personne ressource que pour les autres participants.  C’est alors le passage du statut d’être actif (réactif et proactif) au statut d’être passif, le passage du rôle d’acteur à celui d’observateur, c’est opter de regarder passer le train plutôt que faire partie du convoi. En somme, le principe 4 domine au détriment des quatre autres! Pas étonnant alors, du moins à la sortie de cette pandémie, que lorsque qu’une conférence est offerte simultanément en personne et en virtuel, le principe 4 clame haut et fort, par la loi du moindre effort : « Bien voyons donc, pourquoi y aller? Pourquoi ne pas opter pour le virtuel? » Alors, faute de réunion en « présentiel », le virtuel occupe toute la place! 

 

* Dans le but d’alléger le texte et d’en faciliter la lecture, le générique masculin est utilisé comme genre neutre.  

Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.
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Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.