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Le ministère de l’Enseignement supérieur du Québec procède actuellement à des consultations sur la révision de la politique de financement des universités. Il n’est pas le seul. En effet, plusieurs gouvernements sont actuellement à la recherche de la meilleure formule de financement à mettre en place pour soutenir le réseau d’études supérieures.
D’ailleurs, il y a peine deux ans, le gouvernement albertain annonçait un changement important dans le financement des études postsecondaires. Ce financement est maintenant basé sur un modèle de performance. Plus précisément, 5 % du financement universitaire dépend maintenant de la capacité des institutions à atteindre un objectif de performance fixé par la province, et ce pourcentage pourrait grimper jusqu’à 40 % dans les prochaines années. Le gouvernement albertain justifiait la mesure en raison de la situation économique et affirmait que « ce système de financement n’était pas nouveau dans les études postsecondaires, puisque plusieurs pays et une trentaine d’États américains utilisaient ce même système depuis 10 ans ». Financer les établissements d’enseignement supérieur grâce à un modèle de ce type peut être très positif. Par exemple, ce modèle peut limiter la compétition entre institutions, lesquelles dépensent en ce moment de grandes quantités d’argent pour recruter plus d’étudiants.
Mais attention, lorsque vient le temps de choisir les critères permettant d’évaluer la performance d’une université! L’Alberta se base sur plusieurs critères d’évaluation incluant le taux de diplomation, mais aussi le salaire des étudiants diplômés à leur entrée sur le marché du travail. Ce dernier critère est souvent retenu, notamment dans les systèmes de classement des universités.
Selon ce critère, le succès professionnel serait déterminé par le salaire obtenu par le diplômé. En se basant sur ce principe, un diplômé en comptabilité qui ferait le choix d’offrir son talent à un OBNL qui se consacre à l’insertion professionnelle de personnes éloignées du marché du travail pour des raisons diverses (handicap, historique de dépendance, faible niveau d’éducation, etc.) serait moins productif que celui qui obtient un poste dans un prestigieux cabinet comptable offrant une rémunération nettement supérieure.
La réelle valeur d’une prestation de travail
D’abord, le premier problème avec ce raisonnement est qu’on mesure le succès professionnel sur une base individuelle sans mesurer le bien collectif que procure la prestation de travail d’un individu. Ce n’est pas d’hier qu’on fait cette erreur, mais si on veut transformer notre société pour une société plus juste, plus égalitaire et plus durable, il faudra accorder à la prestation de travail sa réelle valeur, non seulement en termes de bénéfice pour l’actionnaire ou le propriétaire, mais également pour la collectivité. Pourrait-on calculer les économies réalisées pour nos gouvernements grâce au travail des intervenants en centre jeunesse qui sortent nos jeunes de la rue et qui les éloignent des milieux criminels? Ces personnes n’ont-elles pas professionnellement un meilleur impact sur notre économie collective que le courtier qui spécule et transige pour le seul profit de son client? Pourquoi devrions-nous considérer que le second a mieux réussi sa carrière que le premier? Pourquoi devrions-nous considérer que l’université qui l’a instruit a mieux performé que celle qui a formé l’intervenant social? Que dire du médecin qui choisit de pratiquer son métier auprès des démunis plutôt que de se consacrer à la chirurgie esthétique dans un cabinet privé?
Une meilleure définition de la réussite professionnelle
Un autre problème est qu’on valorise exagérément le revenu gagné par un individu, sans porter attention aux coûts sociétaux qui sont associés au fait d’être malheureux dans son travail. Le fait d’avoir un revenu élevé ne garantit aucunement le fait d’être heureux au travail. D’ailleurs, selon le Dr Jacques Forest, psychologue, CRHA et professeur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, le bonheur au travail dépendrait davantage du niveau d’autonomie, du sentiment de compétence et de relations sociales satisfaisantes avec les collègues que du salaire. Où sont les calculs qui tiennent compte des coûts reliés à la dépression, aux burnouts, aux problèmes de dépendance à l’alcool et aux drogues ou au surendettement associé au mode de vie motivé par la perception sociale? On sous-estime nettement tous les bienfaits économiques reliés au travail qui rend heureux lorsque vient le temps de mesurer la réussite professionnelle.
Le calcul de l’impact régional
L’erreur de calcul est encore plus importante lorsqu’on porte notre attention à l’emploi exercé à l’extérieur des grands centres urbains. Si on souhaite réellement tenir compte d’un revenu dans l’évaluation de la performance, pour être cohérent, il faudrait à tout le moins se baser sur le revenu réel disponible. S’il est vrai qu’un ingénieur embauché dans une PME en région peut gagner parfois jusqu’à 30 % de moins à l’embauche que celui recruté à Montréal, il est aussi vrai que le premier peut se loger tout aussi bien, et souvent mieux que le second, pour 50 % moins cher. Il en va de même, notamment, pour les coûts de déplacement, de stationnement, les taxes municipales et les frais associés aux loisirs. De plus, il faudrait considérer l’impact beaucoup plus grand sur l’économie locale d’un ingénieur qui exerce son emploi en région par rapport à celui qui exerce en milieu urbain.
Comment ne pas tenir compte de cette réalité dans l’évaluation de la valeur d’un diplôme?
Ne commettons pas cette erreur
Non seulement le raisonnement à la base de ce critère d’évaluation de la performance d’une université est déplorable, mais il est erroné et fondamentalement contreproductif pour le bien de la société en général. C’est exactement ce type de raisonnement qui conduit à la surconsommation, au stress de performance et à la détérioration de notre environnement. Il est essentiel de revoir les critères qui mesurent le succès d’une carrière en minimisant l’importance du salaire gagné par l’individu et en considérant à la place celle du bien collectif créé par la prestation de travail et du niveau de bonheur qu’il procure. De cette façon, nous pourrons changer la société pour en faire une plus juste, plus égalitaire, en meilleure santé et plus respectueuse de l’environnement.
* Dans le but d’alléger le texte et d’en faciliter la lecture, le générique masculin est utilisé comme genre neutre.
Ce texte a initialement été publié le 4 septembre 2023