Continuer d'apprendre et de développer ses intérêts
Éducation

Continuer d’apprendre et de développer ses intérêts

Préambule

Dans le cadre d’un panel récemment organisé par l’Association des professeures et professeurs retraités de l’Université de Sherbrooke, on m’a demandé d’aborder le thème en titre pendant 20 minutes. Voici une version écrite de mon propos. 

Introduction

Ma contribution d’aujourd’hui reprend les quatre principaux mots du thème de ce panel soit continuer, apprendre, développer et intérêts, et compte tenu que cet auditoire est majoritairement composé d’ex-professeurs et professeures, avec en sous-entendu… à la retraite. En somme, on me demande de témoigner de ma démarche d’apprentissage depuis que je suis à la retraite de l’Université.  

D’entrée de jeu, j’annonce que par déformation professionnelle, et surtout par choix, mon témoignage sera teinté par la psychologie du travail et de l’orientation. Ce biais se traduira ici et là, entre autres, par des références à ce que j’appelle les sept retombées du travail (revenu, statut, réalisations, gestion du temps et de l’espace, relations interpersonnelles, rôle clé et sens à la vie) (LIMOGES, 1987) à la métaphore de RIVERIN-SIMARD (1984) qui compare la vie à un voyage spatial autour des planètes ÉCOLE, TRAVAIL et RETRAITE, auxquelles, en raison de l’augmentation de l’espérance de vie et des meilleurs conditions de santé en dépit de l’avancé en âge, il faut quelquefois ajouter un satellite artificiel entre ces deux dernières donnant ainsi ce que j’ai appelé un « quatrième tiers de carrière » (LIMOGES, 2010). 

Après avoir survolé diverses définitions de l’apprentissage tout au long de la vie (ATLV), LECLERC (1977) conclut qu’ultimement le but de l’ATLV est l’adaptation à un environnement en constante évolution. Or, il me semble y avoir deux grandes visions  – subjective pour une bonne part – de l’apprentissage à la retraite, un espace-temps (dit le psy du travail en moi) supplémentaire exclusif aux ex-travailleurs,  les autres du même âge n’étant que des pensionnés! 

Première vision :   RUPTURE

La première vision de l’apprentissage à la retraite est caractérisée par la rupture par rapport aux apprentissages antérieurs particulièrement ceux reliés à la vie professionnelle. Les expressions d’usage des adhérents à cette vision sont :  J’ai tourné la page, Je suis ailleurs, Je ne suis plus là, J’ai fait le tour, Pas rien que le travail dans la vie, J’ai d’autres intérêts à développer, etc. Cette première vision sollicite des apprentissages nouveaux importants qui requièrent du temps, des énergies, peut-être des investissements financiers, mais surtout de nouveaux et multiples réseautages. Cette première vision mise le plus souvent sur un intérêt latent ou laissé en jachère, donc sur une prise de risque énorme, puisque cet intérêt n’a jamais été éprouvé par une production (confirmant ainsi qu’il correspond à une aptitude ou une compétence à sa hauteur) et surtout par une forme de reconnaissance comme une note, un prix, un trophée, une vente. C’est la vision retenue par ce bibliothécaire nouvellement retraité qui passe ses journée à entretenir de magnifiques plates-bandes ou par cette psychologue qui devient philosophe ou encore par ce scientifique « dur »1 qui, une fois retraité, s’investit corps et âme et jour après jour dans la création de tableaux. 

 Il se peut qu’au début, ces personnes considèrent cela comme un loisir, mais encore une fois, le psy du travail en moi constate une tendance chez les tenants de cette vision de progressivement calquer plus ou moins inconsciemment la vie professionnelle et pour en faire la démonstration je reviens à ce scientifique « dur » qui s’est mis à peindre. 

  Lorsqu’au Travail  Maintenant à la Retraite 
Production  Données scientifiques  Tableaux 
Manifestation  Communications et publications  Vernissages et expositions 
Rétribution  Subventions et redevances  Ventes 

 

Est-ce que ce calquage est la résultante d’un conditionnement ou d’une déformation  (mauvaise habitude ?) ou encore la preuve que « travailler » est dans la nature de l’être humain, autrement dit pour citer RABELAIS que « L’Homme est fait pour travailler comme l’oiseau pour voler »? Bien sûr que l’on pourra argumenter que dans ce calque il y moins de contraintes et plus de plaisir , mais cela reste à voir surtout en ces temps où le bien-être  – voire le mieux-être – au travail devient une préoccupation généralisée à tous les niveaux décisionnels. 

Deuxième vision : CONTINUER MAIS AUTREMENT

 Cette deuxième vision de l’apprentissage à la retraite mise sur la continuité. Plusieurs observateurs, dont certains tenants de la première vision, auront tendance à résumer cette deuxième option par des expressions comme : Manque d’imagination, Bouton collé, Ignore ses autres intérêts, N’a pas fait le deuil. 

De fait, cette seconde vision capitalise sur la répétition, ou en terme plus sonore et un brin péjoratif quoique largement utilisé, sur le radotage! Ainsi, selon HILLMAN (2001), apprendre par répétition est propre au vieillissement, la répétition – donc le radotage – donne la certitude de la durée et constitue un « indice que la mort fait son œuvre ». 

Comme j’adhère pour l’essentiel à cette deuxième vision, elle orientera mon témoignage et mes échanges ultérieurs. En fait, je suis tout à fait d’accord et à l’aise avec l’idée de répéter – voire de radoter – pour deux grandes raisons. 

Apprendre à répéter (RADOTER) pour les autres 

Répéter pour constituer une sorte de legs professionnel tel que défini par DOYON (2003),  un legs à transmettre à des héritiers, protégés ou dauphins ou de façon plus générale à la relève et à la collectivité. 

Mais surtout, répéter et radoter autrement grâce à de nouveaux apprentissages ou en misant sur des intérêts jusqu’alors délaissés, par exemple : 

  • en vulgarisant en vue de rejoindre un auditoire ou un lectorat plus vaste; 
  • en misant sur l’humour afin de rendre le message plus attractif; 
  • en élargissant l’angle d’analyse pour englober le temps et l’espace. 

LECLERC (1997) résume ainsi les travaux de SCHAIE (1996) et de KRAMER (1997) : « L’intelligence fluide diminuerait avec l’âge tandis que l’intelligence cristallisée tendrait à s’améliorer. L’intelligence fluide est la capacité de découvrir des modèles inédits, d’acquérir de nouvelles connaissances. Elle touche donc à des dimensions très importantes du fonctionnement cognitif, telles  l’adaptabilité, la malléabilité et la créativité. L’intelligence cristallisée est constituée de tout le savoir accumulé que l’individu peut réutiliser ou réorganiser pour l’appliquer à de nouvelles tâches ». Du coup, cette augmentation de l’intelligence cristallisée augmente chez le sénior sa propension naturelle à radoter, tant en paroles qu’en gestes,2 quoique le recours à son intelligence fluide, même si amoindrie avec l’âge, rende ce radotage constructif, selon HILLMAN et comme l’indique cette autre recherche. 

À la suite d’une étude sur des milliers de sujets dont l’âge variait entre 25 et 88 ans et observés aux 7 ans, dont certains pendant près de 28 ans, SCHAIE et coll. (1996), concluent qu’avec l’avancée en âge augmente la maitrise des connaissances procédurales devenant ainsi un des traits forts du fonctionnement cognitif des séniors. Grâce à ce trait, les séniors développent et ont accès à une hiérarchie cognitive davantage amplifiée  (plus large et plus haute); en somme à une métacognition comparable à celle d’un expert, rehaussant du coup toutes leurs démarches déductives si telle est leur priorité. Ainsi, ce trait augmenté permet de contextualiser davantage et de mieux mettre en perspective; il facilite la prise en compte de l’historicité et de la spatiotemporalité et pour reprendre une expression de MAALOUF (2003), il facilite j’ajout d’un « sursaut de sagesse ». 

Apprendre à répéter (RADOTER) pour soi-même  

La répétition, voire le radotage, permet de peaufiner, d’affiner et de patiner pour soi-même une idée ou un concept pour atteindre sa quintessence. C’est trouver les mots justes pour dire et pour se dire. En guise d’exemple, voici une anecdote personnelle.  

Au cours des années, j’ai eu le privilège d’accompagner quelques personnes en fin de vie dont deux de mes sœurs. À l’aube de son agonie, la première alternait entre des périodes d’inconscience et de courts moments de lucidité. Durant ces moments, elle abordait un événement quelconque de sa vie, un événement qui en soit pouvait être anodin, comme l’achat d’un cornet de crème glacée lors de telle sortie, et le décrivait en mettant l’accent sur les charges émotives en jeu. Chaque fois que je fus témoin d’un tel exercice, chaque fois, elle concluait son récit en s’exclamant d’une voix affaiblie : « Oh, que j’ai eu une belle vie! » 

En revanche, lors de mes visites à ma seconde sœur, celle-ci se remémorait également des épisodes de sa vie, et après en avoir fait la narration, souvent avec émotion, elle concluait, soit par « Si c’était à refaire, c’est-à-dire à répéter, je referais la même chose » ou par « Si c’était à refaire, je ferais tout autrement ». J’imaginai alors une sorte de tableau à deux entrées : À répéter et À faire tout autrement. Cependant, dans mes visites subséquentes, il arrivait qu’elle reprenne le même épisode, l’analyse à nouveau pour finalement le mettre dans la colonne opposée et lorsque je tentai de la questionner sur ces voltefaces elle me suggéra de simplement l’écouter, insinuant être confortable avec ces changements. 

Je compris alors tout le sens de l’expression « jugement dernier », c’est-à-dire le dernier jugement de ses actions avant de mourir. En retournant chez moi, je déplorai le fait que les gens attendent d’être souffrant, en perte de lucidité et à l’agonie pour exécuter ce jugement dernier et décidai de m’y mettre pendant que j’avais toute ma tête et ma santé. Je profitai d’un été pour revoir ma vie par grands pans et, après les avoir tour à tour ressentis et analysés, de les placer sous l’un ou l’autre des dits verdicts. À ce jour, il en a résulté trois « Si c’était à refaire, je ferais tout autrement ». J’ai alors entrepris des démarches pour y remédier, c’est-à-dire de les répéter autrement en contactant les personnes concernées. À ce jour, deux de ces « Si c’était à refaire, je ferais autrement », furent complétés générant un immense bénéfice pour toutes les parties. Pour le troisième, il fait appel à une démarche de pardon-réconciliation.  

Particulièrement lorsqu’il est question de répéter pour soi-même, l’action-réflexion s’avère encore une bonne source d’apprentissage quoiqu’avec la métacognition acquise, il suffise d’un peu d’action pour alimenter une immense réflexion. 

Actions générées par cette seconde vision

Mon biais « pro-travail » bien assumé, il appert que les actions générées par cette seconde vision portent autant sur le plan professionnel que sur le plan personnel quoiqu’à l’âge de la retraite, ces deux plans devraient se chevaucher dans une sorte d’androgénie, selon JUNG (1953). 

Plan professionnel 

Sur le plan professionnel, je suis toujours ouvert aux demandes de conférences et de formations lorsqu’elles me semblent pertinentes et génératrices de plaisir comme voir des gens qui me sont significatifs ou des lieux nouveaux.   

Par ailleurs, je réponds favorablement à des sollicitations très diverses et de plus en plus fréquentes, d’accompagnement dans la rédaction de textes.  

Enfin, depuis près d’un quart de siècle, je rédige des billets pour le blogue OrientAction, billets inspirés du propos ci-haut et d’événements conjoncturelles, et régulièrement, les  éditorialistes de ce blogue insistent pour que je maintienne mes contributions : https://orientaction.ceric.ca/author/jacques-limoges. 

Plan personnel 

Même si on me l’a souvent suggéré, je refuse de faire une autobiographie considérant que ma vie n’a rien de si spectaculaire. En revanche, j’ai écrit sur mon blogue personnel3 des Brins de vie qui portent sur un incident précis de ma vie et, plus récemment, j’ai fait une dizaine de Devoirs de mémoire portant sur des événements plus substantiels en durée ou en importance et, à ma grande surprise, ces « devoirs » suscitent diverses réactions, davantage chez mes nièces et neveux que chez mes propres enfants ainsi que chez des personnes de mon entourage intriguées par ces écrits.  

Ces visions sont-elles genrées? 

À première vue, il semble y avoir plus de femmes qui optent pour la vision « rupture » et plus d’hommes « continuer autrement ». Mais si nous avions le temps de faire un sondage à main levée dans cette salle, nous aurions sans aucun doute de belles et nombreuses surprises, ces visions encore une fois étant essentiellement subjectives. D’ailleurs, il arrive souvent qu’au cours d’une retraite, une personne adhère d’abord à une vision et, plusieurs années après, passe à l’autre vision. 

Intérêts nouveaux ou augmentés avec la retraite

Après une vie active à viser le plus pointu dans mes recherches, enseignements et supervisions, je découvre le plaisir de viser le plus large et pour ce faire je dévore des œuvres synthèses, par exemple en anthropologie évolutive ou en historico-géopolitique. 

J’apprivoise peu à peu une nouvelle venue dans mon domaine, soit la neuropsychologie, tout en espérant qu’un jour elle incorpore une vision développementale. 

Je fais flèche de tout bois. Un simple mot ou une simple nouvelle enclenche chez moi une recherche documentaire ou un détour lors d’un déplacement. J’ai fait des découvertes merveilleuses sur le monde et sur moi-même en lisant des livres qui m’avaient été donnés depuis des années, ignorant les raisons qui avaient motivé ces donateurs. Ainsi, un roman dit culinaire a servi à son auteur de prétexte pour nous introduire dans les léproseries japonaises au siècle dernier.   

Biais professionnel oblige encore, je me suis tenu loin toute ma vie active de la fiction, en particulier des romans. Or, grâce à un cercle de lecture, j’apprivoise maintenant ce mode de communication tout en le relativisant. 

Constances

À travers tous ces nouveaux apprentissages, il y a des constantes, telles que : 

  • rechercher le plaisir ou la joie; 
  • rechercher le sens sinon donner du sens; 
  • ne jamais me prendre au sérieux même quand je suis sérieux. Ici, un de mes proverbes me guide : « Quand il n’y a qu’une façon de faire, elle est mauvaise »; 
  • privilégier ce qui stimule la vie, la sienne et celle des autres, comme le recommande DANSEREAU (2023);  
  • et comme GAULLIER (1997) le recommande, entre autres pour compenser la perte de certaines habilités cognitives avec l’avancée en âge (SCHAIE, 1996) comme dans mon cas un affaiblissement de l’aptitude numérique4, je vise à développer et maintenir un bon portefeuille d’activités en me basant sur ce que j’ai appelé les retombées du travail, question de pallier minimalement  leur perte, occasionnée par la prise de retraite, en particulier les réalisations, le statut, la gestion du temps et de l’espace, les relations interpersonnelles. 

 

[1] Terme inspiré des expressions courantes de « sciences pures » et « sciences molles ».

[2] Par exemple, ma difficulté à cesser le  double clic  (acquis avec mon premier ordi qui était un Apple) alors que depuis mes ordis sont des androïdes où le double cliquage ne fait qu’ouvrir la fenêtre à répétition.

[3] Jacqueslimoges.com

[4] Ainsi, je dois de plus en plus avoir recours à diverses astuces pour situer un événement dans le temps. Les autres habilités concernées par l’avancée en âge selon SCHAIE sont : le raisonnement inductif, l’orientation spatiale, la vitesse de perception, la capacité verbale et la mémoire verbale.

 

 

Références

DANSEREAU, F. 2023. Lors d’une entrevue. 

DOYON, D. et LEMIRE, Y. 2003. « Modèle d’apprentissage continue axé sur les relations ». Berne, Congrès de l’AIOSP. 

GAULLIER, X. 1997. « La retraite à cinquante ans : libération, mise à l’écart ou relance? » Acte du symposium tenu à Laval. Montréal, Coalition pour les cinquante ans et plus.  

HILLMAN, J. 2001. La force du caractère. Paris, Robert Laffont. 

JUNG, C. 1953. Métamorphose de l’âme et de ses symboles. Genève, Librairie de l’Université. 

KRAMER, D. 1987. « Cognition and aging: the of a new tradition » P. Silverman (Ed.) The Elderly as Modern Pioneers. Bloomington: Indiana University Press. 

LECLERC, G. 1977. « Les capacités d’apprendre de la personne âgée ». Colloque sur le vieillissement cognitif normal et pathologique, Institut universitaire de gériatrie. 

LIMOGES, J. 2010. Un quatrième tiers? Sherbrooke, GGC éditions. 

LIMOGES, J. 1984.Trouver son travail. Montréal, Fides. 

MAALOUF, A. 2003. « Entendu à la radio lors de la promotion de Le labyrinthe des égarés ». 

RIVERIN-SIMARD, D. 1984. Les étapes de la vie au travail. Montréal, St-Martin. 

SCHAIE, K. 1996. « Intellectual development in adulthood ». J.E. Birren  Handbook of the Psychology of Aging. Fourth Edition. San Diego: Academic Press. 

 

* Dans le but d’alléger le texte et d’en faciliter la lecture, le générique masculin est utilisé comme genre neutre.  

Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.
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Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.