Afin de répondre à la question en titre, j’ai réfléchi dans un premier billet sur deux situations familiales, soit celle d’un premier membre de ma famille qui a eu une longue vie active et productive – sans aucun doute riche et fructueuse –, mais sans grand éclat, et celle d’un autre membre de cette même fratrie qui a eu une carrière que plus d’un considère comme exceptionnelle.
Dans cette deuxième partie, à l’aide de trois nouveaux jalons, je tenterai d’élucider ladite question quant à la survie d’une carrière ou à la carrière qui nous survit, avec autant d’exemples personnelles.
Troisième jalon : Tiens bien, tiens bon
Début 2022, me vint une demande de rendre à nouveau disponible la vidéo d’une conférence-théâtrale présentée en 2002 à la clôture du congrès annuel de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ). Pour moi, cette conférence se situait alors au niveau de la survie, c’est-à-dire un très bon souvenir sur tous les plans : performance de la troupe, ma propre performance, les réactions de l’auditoire, la satisfaction des organisatrices, etc.
Or, cette demande vingt ans plus tard d’en faire une version YouTube me fit réaliser que cette prestation me survivait en quelque sorte, à un point tel qu’en échangeant avec mon ami faisant alors œuvre de technicien, il devenait essentiel que je mette « cette entité » à jour, par exemple en y incorporant des diapositives plus récentes, tant du point de vue du fond que de la forme[1]. En somme, il fallait que mutuellement (l’œuvre et moi!) nous nous rattrapions et survivions!
Quatrième jalon : HARARI
À la même période que le jalon précédent, je dévorais 21 leçons pour le XXIe siècle de Yuval Noah HARARI. Jumelant les révolutions biotechnologiques et l’IA (intelligence artificielle) en cours, l’auteur actualise ses « outils » d’historien pour devenir en quelque sorte un historien du futur, surtout du futur immédiat, celui qui prend racine dans le présent, fruit du passé.
Inévitablement, l’une de ses premières leçons, soit la deuxième, porte sur le travail que l’IA est en train de chambouler de fond en comble, comme le démontrent les données ou data[2], par exemple en permettant à la technologie 3D d’assister l’humain, voire de le remplacer complétement dans des tâches aussi complexes que conduire un car rempli de passagers ou faire un diagnostic médical pointu. En contrepartie, Harari mentionne, par exemple, que pendant la guerre en Syrie, il a fallu une trentaine de personnes formées en aéronautique pour faire voler un Predator, c’est-à-dire un drone sans pilote, et que ces conditions préalables demeurent toujours pertinentes!
Évidemment, comme tout bon carriérologue, je n’ai pu que constater que ce brillant auteur commet l’erreur réductionniste classique, soit celle de ne voir le travail pour l’humain que comme un gagne-pain, alors que, comme bien d’autres, j’ai mainte fois démontré qu’en plus du salaire, le travail génère au moins six autres retombées, soit : le statut, la gestion du temps et de l’espace, les relations interpersonnelles, les réalisations, le rôle clé, et qu’il contribue à donner du sens à la vie. Conséquemment, dans l’éventualité où le revenu serait dissocié du travail, le plein emploi demeurerait une priorité à tous les niveaux, quoique cette notion de travail serait alors sans aucun doute beaucoup plus élargie du fait qu’elle ne serait plus assujettie, en tout ou en partie, qu’au critère d’écono-productivité.
Mais, par la suite, cet auteur fait presque volteface quant à sa vision du travail lorsqu’il aborde son avant dernière leçon, soit la vingtième, celle portant sur le sens.
Pour donner un sens à sa vie conclut Harari, l’humain a besoin d’un récit de vie qui satisfasse deux conditions, soit celle de lui donner un rôle à jouer et celle de dépasser ses horizons, c’est-à-dire d’intégrer quelque chose qui le dépasse.
Or, n’ai-je pas considéré parmi les retombées du travail, le statut, le rôle clé et le sens à la vie? Alors toutes les notions actuelles de relève, de dauphin, d’héritier, de transmission des savoirs, d’œuvre posthume et de legs n’ont de sens pour l’humain que si ces notions intègrent aussi bien ce qui est de l’ordre de la survie (les résidus) par rapport à sa carrière, que tout ce qui est en expansion par rapport à cette même carrière, c’est-à-dire tout ce qui lui survit en quelque sorte.
Cinquième jalon : La Fondation
Du coup, cette rédaction testamentaire fut une œuvre conjointe et, alors, il nous est vite apparu – à elle, professeure-chercheuse titulaire en sciences infirmières à l’Université de Sherbrooke, et à moi, professeur-chercheur titulaire en orientation professionnelle à la même université –, que nous avions chacun deux lignées d’héritiers, soit nos deux beaux enfants[3] et tous les étudiants que nous avions accompagnés d’une manière ou d’une autre, comme professeur ou consultant, entre autres dans nos cours et supervisions, dans nos directions d’essais, de mémoires ou de thèses, etc. Nous avons donc contacté la Fondation de l’UdeS pour nous aider à créer chacun une bourse pérenne[4] qui nous survivrait et qui porterait notre nom.
Comme au retour de mon doctorat j’avais fait un choix longuement réfléchi d’orienter tous mes enseignements, recherches, encadrements et services à la collectivité exclusivement sur les enjeux de professionnalisation en information, orientation et carriérologie (formations pratiques initiales et continues, stages, développements et pilotages curriculaires, habilitations, etc.), je tenais à ce que les étudiants, autant du 1er, 2e ou 3e cycle que du profil-cours que du profil-recherche, soient admissibles à la Bourse Jacques-Limoges en orientation carriérologique.
De plus, dans cette même logique, je souhaitais qu’exceptionnellement cette bourse puisse servir à financer un projet éducatif spécial soumis par une personne intra ou extra-universitaire, tel qu’un symposium ou la production d’un document, le seul critère autre que la rigueur étant qu’il s’agisse d’un projet en lien ou en prolongation avec mes travaux et visions.
Or, au moment d’écrire ce billet, cette bourse d’une valeur de 3 000 00 $ fut remise 18 fois depuis 2003, exception faite de 2004, et fut en quelque sorte doublée[5] et enrichie par la Fondation en 2008 (4 500 00 $) pour soutenir un symposium international organisé par feue la professeure Lucie, aidée de Réjeanne alors responsable de la Clinique en orientation à l’Université de Sherbrooke. Ce symposium visait à souligner le 20e anniversaire du modèle Trèfle chanceux et le 10e anniversaire d’OPTRA Programme-cadre d’insertion professionnelle; deux de mes contributions scientifiques phares. Ainsi, ces bourses me survivront éternellement!
* Dans le but d’alléger le texte et d’en faciliter la lecture, le générique masculin est utilisé comme genre neutre.
Références :
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- Voir jacqueslimoges.com
- Néologisme anglais inspiré de l’expression « big data », ces mégadonnées alimentées par divers algorithmes.
- Ceux-ci ont appuyé généreusement notre décision, car cela réduisait un peu leurs éventuels héritages.
- Puisque la mise de fond n’est jamais touchée (quoiqu’elle puisse être augmentée); seuls les intérêts générés par ce fond servent à créer les bourses.
- En 2008, une bourse BJLOC fut également attribuée.