Dans un précédent billet, j’ai fait un rapprochement entre l’anxiété juvénile et la survalorisation précoce de la responsabilité sociale. Je voudrais poursuivre sur cette question d’anxiété chez les pré-adolescents. En effet selon Pelletier1, si cette question fut largement abordée pour les 0-5 ans, ce n’est pas du tout le cas pour les 6-12 ans. Comme j’aime faire il y a lieu ici, encore une fois, de regarder le problème qu’est l’anxiété, sous trois angles soit extrapersonnellement, intrapersonnellement et interpersonnellement.
Extrapersonnellement
Aborder l’anxiété de façon extrapersonnelle c’est plonger dans une littérature riche et variée quoique plus ou moins scientifique. La prudence est donc de rigueur. Ainsi, on y fait référence à des modes de sémiotisation (émotions dites, montrées ou étayées)2, à des roues et à des typologies des émotions, la plus connue de ces typologies étant celle de Salovey et Mayer3 popularisée par Goleman4 sous l’appellation Intelligence émotionnelle. Autour de cette appellation gravitent des concepts comme celui d’intelligence sociale et de quotient émotionnel. Certaines de ces catégorisations s’attardent aux émotions dites fondamentales et d’autres aux émotions dites positives tout étant conditionnel au point de vue adopté. Là, elles seraient au nombre de 4 et, ici, au nombre de 25. Dans tous les cas, cette réflexion mène à une conceptualisation, voire des abstractions quant aux émotions. Ainsi, dans la roue des émotions de Plutchik5, l’anxiété apparaît sous l’une de ses quatre émotions fondamentales soit la PEUR6 et est associée à des émotions secondaires comme être : inquiet, angoissé, en doute, craintif, effrayé, horrifié, méfiant et insécure. De cette abondante littérature se dégage un savoir articulé et relativement facile à opérationnaliser tant en éducation qu’en gestion. Ainsi, Morin7 présente l’intelligence émotionnelle comme la clé du mieux-être dans les organisations du travail. Encore une fois, la littérature sur ce sujet est riche et variée et surtout bien synthétisée dans de nombreuses figures et d’excellents schémas qu’il serait impossible de reproduire ici. Aux personnes intéressées d’aller directement à ces sources.
Intrapersonnellement
Intrapersonnellement, deux grands courants s’offrent à nous pour aborder les émotions dont l’anxiété. L’un de ces courants est d’inspiration orientale et l’autre nettement de tradition occidentale.
À l’orientale
Le premier courant s’inspire de pratiques millénaires développées en Orient telles que le Yoga et la Méditation transcendantale. Une fois les océans franchis, ces pratiques furent synthétisées sous l’appellation Pleine conscience. Pour l’essentiel, la Pleine conscience consiste à porter attention au moment présent – par exemple à une émotion ressentie sur le champ telle une anxiété – de façon volontaire et sans jugement. Elle vise donc une distanciation et un recul par rapport à 8 . Comme ce courant est actuellement très prisé et fait l’objet de nombreuses publications tant théoriques que pratiques et facilement accessibles, je ne l’aborderai pas davantage ici.
À l’occidentale
Le deuxième courant s’inspire de visions philosophiques et psychologiques développées en Occident et prend exactement la route inverse par rapport au précédent courant, soit celle de rejoindre, voire d’entrer à fond dans les émotions ressenties quelles qu’elles soient.
Gendlin9 est l’un des auteurs actuellement le plus cité sur cette question. Ainsi, à l’aide d’un centrage (focusing), cette technique en 6 étapes peut amener la personne, entre autres à l’étape 5, à identifier l’impact ou le siège corporel d’une émotion – ou vice versa – qu’elle vit présentement ou qu’elle 10 lors d’une séance de counseling . Ce processus peut ressembler à de libres associations à la Freud ou être davantage structuré, par exemple en s’inspirant de la Gestalt de Perls, un peu comme dans le présent exemple. Ainsi, une fois ce siège corporel identifié tel la gorge, la poitrine ou le poignet, une sorte d’interrogation s’amorce entre le sujet et ce siège11 personnifié soit pour identifier les causes de cette émotion ou soit pour bien nommer celle-ci. Si on prend l’anxiété comme exemple, le sujet pourrait « sonder » ce que plus haut furent qualifiées d’émotions secondaires sous le même chapeau PEUR lequel abrite également l’anxiété en posant des questions en référence aux émotions de cette même famille comme « Est-ce qu’il y a quelque chose qui t’inquiète? » ou « Qu’est-ce que tu crains? ». Plus ladite émotion est intense ou refoulée, plus sinueuse et déroutante pourra être cette interrogation constituée inévitablement de plusieurs errances ainsi que de nombreux essais et erreurs. En revanche, lorsque la personne parvient seule ou à l’aide d’une conseillère ou d’un conseiller à bien nommer une émotion, elle vit alors un soulagement, sorte de relâchement corporel générant un flot libérateur aux effets prolongés. En somme, cela dépasse la simple « ventilation » à effet éphémère.
Pour sa part, Dupont12 définit le développement émotionnel comme une succession non-automatique de stades, qualitativement différents les uns des autres, comparables aux stades piagétiens. Dans ses recherches, ce chercheur a constaté que les délinquants en herbe avaient une carence marquée de vocabulaire pour exprimer leurs émotions ce qui, inévitablement, les mettaient dans « le trouble » particulièrement dans leurs rapports avec les autorités (parentales, éducatives, policières, etc.) ainsi qu’avec leurs pairs. Un « Mange de la m… » ou un « Vas te faire foutre » s’avère un moyen guère efficace pour exprimer son anxiété surtout avec une personne dite en autorité. Du coup, Dupont a développé un programme d’éducation psychologique fort créatif pour combler cette carence linguistique. Par exemple, dans la roue des émotions mentionnée plus haut, l’anxiété est associée à des émotions comme : inquiet, angoissé, en doute, craintif, effrayé, horrifié, méfiant et insécure. Grâce à ce « nuançage » émotionnel, le préadolescent peut repérer le mot juste pour nommer son ressenti, d’abord à lui-même et ensuite aux autres. En somme, l’objectif visé est le savoir-être ou l’intrapersonnel.
En somme si le premier courant vise une forme de désincarnation affective, le second pousse à plein le processus d’incarnation, entre autres, en donnant en quelque sorte chair aux divers ressentis. Pour cette raison, le counseling tant individuel que groupal est tout à fait indiqué pour aborder l’anxiété de façon intrapersonnelle.
Interpersonnellement
Une autre raison à l’origine de ce billet est qu’en mars dernier fut mise sur le marché la plateforme moozoom13. Il s’agit d’une websérie interactive et multimédia de 30 épisodes par année14 sur l’autodéveloppement des compétences sociales et émotionnelles tout particulièrement chez les 6-12 ans, entre autres afin de les aider à réduire leur anxiété15. L’objectif de cette websérie précise Jean-Philippe Turgeon, son concepteur, est on ne peut plus clair : développer des habilités de gestion et de régulation des émotions. Pour ce faire, la méthodologie privilégiée est de présenter aux jeunes différentes situations, comme l’intimidation, la faible estime de soi ou les conflits entre parents, et d’amener ces jeunes utilisateurs (seul ou en groupe) à identifier quelle émotion est vécue par le protagoniste afin que, par la suite, ils fassent personnellement un choix parmi quelques réactions possibles comme Se venger, Faire semblant de rien ou encore Se défouler. À première vue, il y a un fort risque de désirabilité sociale voire de normalité quoique ces 6-12 ans se situent selon Loevinger16 très majoritairement aux stades Autoprotecteur et Conformiste. Or pour cette autrice, comme nous dans le précédent billet sur ce sujet, il est préférable – voire nécessaire – de vivre pleinement un stade avant d’espérer passer à un autre. En revanche, la même plateforme offre un vlogue, des capsules pratiques, des quizz, des jeux de rôle et des contenus éditoriaux, autant d’éléments pouvant activer ce passage à un stade supérieur.
Dans la même veine, Bovay17 amène les 11 ans et plus à être plus transparents et surtout plus empathiques en devinant les ressentis et postures d’une autre personne, en particulier d’un parent ou d’un enseignant, quant à un dilemme moral donné. Il s’ensuit par un processus de boomerang une empathie envers eux-mêmes. Ici cependant, toutes les options de réponse sont possibles, aucun choix multiple et, encore une fois cela sied bien à ces jeunes de la fin primaire début secondaire dont certains, selon Loevinger, amorceront bientôt le stade Consciencieux-conformiste. Comme le démontre sa pratique terrain, Bovay démontre que de tels exercices augmentent les chances que les attitudes et comportements de ces jeunes soient par la suite socialement plus ajustés.
En somme, dès que l’objet est interpersonnel, le savoir-faire est visé et pour ce faire, il est tout indiqué de miser sur le ludique et les approches pédagogiques de type moyen-groupe.
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La gestion des émotions, en particulier de l’anxiété favorise la réussite et la persévérance scolaire selon Pelletier. Il y a donc lieu, comme conseillères et conseillers, de favoriser et d’être proactifs dans cette gestion.
Références :
1 Pelletier, G. (2019). La peur et l’anxiété chez l’enfant. St-Constant : Broquet.
2 Micheli, R. (2013). « Esquisse d’une typologie des différents modes de sémiotisation des émotions ». Revue SEMEN.
3 Salovey, P., et Mayer, J.D. (1990). « Emotional intelligence”. Imagination, Cognition, and Personality, 9, 185-211.
4 Goleman, D. (1995). L’Intelligence émotionnelle : Comment transformer ses émotions en intelligence. Paris : Laffont.
5 Plutchik, R. (1980). Emotion: A Psychoevolutionary Synthesis. New-York: Harper & Row.
6 Les 3 autres étant Colère, Joie et Tristesse.
7 Morin, E. (2015). « L’intelligence émotionnelle. Pour être bien dans sa peau et ses relations », Gérer sa vie professionnelle, Revue gestion, HEC Montréal, Collection Gestion et Savoirs, 2015, p. 103-108.
8 Comme dans un billet précédent j’ai fait mention d’avoir reçu la « prescription » de « voir et vivre autrement la vie », il me semble pertinent de mentionner ici que pour répondre à cette injonction j’ai entre autres fait de façon intensive du yoga pendant 3 ans et, même si j’ai cessé cette pratique formelle depuis fort longtemps, je dois reconnaître qu’elle a toujours un impact facilitante sur moi.
9 Gendlin, E. (2006). Focusing, au centre de soi. Montréal : Homme. Au Québec, une démarche comparable fut développée par Aimé Hamann (1993) sous l’appellation abandon corporelle quoiqu’en y ajoutant le « toucher-présence ».
10 Gendlin est philosophe « humaniste » et fut formé par Rogers le père du counseling. Donc il n’était pas psychothérapeute.
11 En Gestalt, les divers sens sont mobilisés pour donner forme « ou matière » à un ressenti.
12 Dupont, H. (2013). Émotional life interview. Springfield : Charles C. Thomas. Dupont, H. (1994). Emotional development, theory and applications. Westport : Praeger.
14 Car pourrait être intégrée au cursus scolaire du primaire en remplacement du cours Éthique et culture religieuse.
15 « Un outil web pour lutter contre l’anxiété chez les jeunes ». La Tribune, 4 avril 2020, pp.26-27.
16 Pour un résumé des travaux de Loevinger, voir Limoges J. et Paul, D. (1981). Le développement du moi. Sherbrooke : Faculté d’éducation / Éditions du CRP.
17 Bovay, M. (2013). Ados-Adultes. Face à face et rencontres. Mont-sur-Lausanne : Ouverture. Bovay, M. (2012). Parties de vie. Un jeu de société. www.lamoisson-florange.fr