Dubitatif
Marché du travail

Dubitatif

Temps de lecture : 5 minutes

Je viens de terminer la lecture de Bullshit jobs de David GRAEBER (2008), une lecture qui m’interpelle à plusieurs égards.  

L’expression «bullshit job» signifie littéralement « emploi foutaise », en d’autres mots selon GRAEBER, un job1 à la con dont il définit comme : une forme d’emploi rémunéré qui est totalement inutile, superflue ou néfaste (particulièrement pour leurs bénéficiaires)2 que même le salarié ou travailleur ne parvient pas à justifier (économiquement parlant) son existence.

Après avoir fait plusieurs sondages et survolé diverses statistiques, dont les rapports sur le State of entreprise work, GRAEBER arrive à la conclusion que « la moitié, au bas mot, du travail total (emplois ou tâches) accompli dans notre société (tant au public qu’au privé) pourrait être éliminée sans que cela fasse aucune différence (sur la productivité économique) » –p.63. L’essentiel de son argumentation repose sur le témoignage de milliers de travailleurs donc sur les perceptions et surtout sur la subjectivité de ceux-ci.  

Ce sont autant de travailleurs qui ne savent pas à quoi sert leur travail ni pourquoi ils le font. 

Dans son chapitre 2, l’auteur avance une première typologie des jobs à la con : larbins (valets), porte-flingues, rafistoleurs et petits chefs auxquels s’ajoutent, plus subtilement, les jobs à la con de deuxième niveau, par exemple un vrai emploi, mais dont le produit (résultat) est transformé en job à la con par une autre instance3.

Or, pour mettre fin à ce massif et éhonté non-sens – particulièrement au sens psychovocationnel de l’expression non-sens –, l’auteur, anthropologue anarchique et professeur-chercheur rattaché à la London School of Economics, propose un revenu universel de base (RUB), une solution que j’avais jusqu’à maintenant rejetée craignant qu’elle mène à l’oisiveté « mère de tous les maux » et surtout à de multiples auto-lobotomisations comme celles observées chez les exclus, dont les chômeurs de très longue durée (Limoges, 1987). À la suite de la lecture de ce livre, cette solution m’apparaît maintenant souhaitable pour mettre fin une fois pour toute à tous ces jobs à la con 

« la moitié, au bas mot, du travail total accompli dans notre société pourrait être éliminée sans que cela fasse aucune différence (sur la productivité économique) » –p.63
Ce RUB assurant convenablement les besoins de base des individus, un certain nombre d’entre eux pourrait en rester là comme le font de nos jours, pour diverses raisons, certains bénéficiaires d’un revenu minimum garanti mais, si on prend comme exemple les gagnants à la loto (qui majoritairement conservent leur emploi ou regrettent de l’avoir quitté) et les retraités de plus en plus actifs économiquement (pour des raisons autres que financières), plus de 80 % d’entre eux souhaiteraient encore travailler si ladite activité répondait à un but, épanouissait et donnait du sens.

Réminiscence 

Tout au long de cette lecture, je ne pouvais m’empêcher de me remémorer la rencontre où Max BAUTHIER4, candidat pressenti pour devenir doyen de ma faculté, avait créé tout un émoi, lorsqu’en guise de réponse à la question « Comment voyez-vous la gestion de la faculté ? » il avait répondu : « Je préfère qu’une secrétaire aille à la pêche plutôt que d’entrer à la fac en bougonnant. » Et lorsque pressé d’étayer cette réponse laconique, il indiqua vouloir s’assurer que tous les acteurs de cette fac (étudiants, personnels de soutien, enseignants, chercheurs et directions) y trouvent bonheur et plaisir… à étudier, à administrer, à enseigner, à chercher et à gérer5. Sa réponse déclencha un oh là, car, lui a-t-on clairement dit, ici c’est du sérieux et à tous les paliers de la structure il y a lieu de travailler à la sueur de son front. Souffrir, quoi! Alors, excentrique candidat, reprenez vitement le chemin du retour! 

Miroir, ô Miroir! 

Si on revoit dans le premier encadré ci-haut la définition du job à la con, peu d’entre nous occupe un job « inutile, superflu et néfaste » donc un job à la con. En revanche, plusieurs d’entre nous doivent de façon croissante assumer des tâches à la con comme assister à des réunions inutiles, exécuter des tâches administratives bidons, vérifier des formulaires ou cocher des cases qui ne font qu’alourdir les processus ou retarder notre effet sur le monde, alors que ce qui nous a attirés dans ce champ de pratique, autrement dit dans ce job, était le fait qu’il avait une haute valeur sociale et qu’il nous intégrait dans classe aidante. Or, tout ce qui vient d’être listé dans ce paragraphe, éloigne des personnes à aider et de la relation de soin! 

Plus problématique encore, c’est que dans bien des cas notre travail nous amène à guider et à orienter des personnes – le plus souvent à leur demande et avec leur plus grande complicité via une alliance – vers et dans des jobs à la con. GRAEBER en énumère un certain nombre; les personnes intéressées – à leurs risques surtout si elles œuvrent en éducation post-secondaire ou qu’elles sont parentes – n’ont qu’à lire en particulier son chapitre 6.  

Ce n’est qu’un début 

Alors, comment s’en sortir? Dans la première partie de son livre 21 leçons pour le 21e siècle, Yuval HARARI (2018) aborde les défis associés à la juxtaposition de l’info-tech, de la bio-tech et de l’intelligence artificielle. Or, sous les effets conjugués de ce trio qui ne cesse de s’emballer, le monde du travail sera de plus en plus chamboulé et une des conséquences – quoiqu’à un degré encore inimaginable – sera la réduction des offres d’emploi, défi abordé par l’auteur dans sa deuxième leçon 

Cependant dans la cinquième partie du même livre, HARARI capitalise sur la résilience des personnes, sans doute dans le but de donner de l’espoir et surtout du pouvoir d’action à son lecteur. Pour ce faire, sa vingtième leçon aborde le sens et pour répondre à ce besoin, HARARI propose des activités structurantes et structurées qui ressemblent drôlement à ce que nous, conseiller d’orientation appelons un travail, voire un emploi. Et pour s’assurer que ces activités apportent vraiment du sens, l’auteur insiste pour qu’elles génèrent des retombées qui sont largement comparables à celles que j’ai associées à un choix d’emploi professionnellement réussi, soit un statut, une gestion du temps et de l’espace, des réalisations, des relations interpersonnelles, etc. 

Comme le « revenu » serait selon HARARI assuré et garanti par ledit trio et/ou comme le souhaite GRAEBER par un RUB, une majorité des « emplois » ainsi créés n’auront aucune valeur productive de bien, du moins économiquement parlant. Ces « emplois » seront donc en quelque sorte des jobs à la con enrichis, voire ennoblis à cause de leur capacité à donner des buts et du sens. Con devient alors un préfixe comme dans con-naitre ou une première syllabe comme dans construire… du sens! 

D’ici là et même après, notre contribution sera d’aider les gens à trouver et à donner, pour eux-mêmes et pour les autres, du sens à leurs jobs ou tâches à la con et déjà, comme l’a constaté GRAEBER dans son chapitre 4, certaines personnes dans des jobs à la con, seules ou avec notre aide, y parviennent justement en misant sur lesdites retombées en particulier sur les relations interpersonnelles intra et extra organisationnelles.  

Alors la maxime « Ce que je fais n’est pas important, mais il est important que je le fasse » de Mahatma GANDHI prend tout son sens. 

* Dans le but d’alléger le texte et d’en faciliter la lecture, le générique masculin est utilisé comme genre neutre. 

 

Références 

  1. Même si au Québec ce néologisme est du genre féminin, j’opte ici pour le masculin par connivence avec l’auteur.
  2. Les parenthèses sont de moi.
  3. Par exemple, tenir à jour des statistiques qui seront tout simplement tablettées par une autre instance.
  4. À ce sujet, relire mon billet daté du 1er août 2011.
  5. Précurseur du « bien-être au travail », plus de 25 ans avant que cette notion soit mise de l’avant. 
Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.
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Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.