Des trous dans la toile
Marché du travail

Des trous dans la toile

Temps de lecture : 3 minutes

Enfant, une fois les étés venus, j’ai vu mes parents faire des trous dans la toile qui recouvrait leurs couches chaudes (miniserres), afin que les jeunes pousses florales et légumières s’acclimatent progressivement aux aléas de la réalité environnementale tels les nuits fraîches, les pluies drues ou soudaines et les vents violents. Aujourd’hui, ce sont de petites fenêtres ou le soulèvement des rebords qui servent de trous dans les serres-tunnels. 

Cette expérience me fut fort utile lors de l’évaluation des premiers groupes appelés Chômage créateur, mis en place par le Groupe éducationchômage (GEC). Il s’agissait de prestations groupales qui s’adressaient à celles et ceux qui seront qualifiés, une décennie plus tard, de chômeuses et de chômeurs de longue durée et, une autre bonne décennie plus tard, de personnes éloignées du travail. Or, si ces groupes avaient permis à ces premiers clients d’augmenter leur estime d’eux-mêmes et de les sortir de l’isolement, ils avaient cependant généré un effet secondaire qualifié de cocon ou de serre chaude, de sorte que bon nombre de ces personnes ne voulaient plus quitter le groupe, voire souhaitaient le prolonger sous les auspices des animateurs du GEC, car elles se sentaient réfractaires à affronter leur monde extérieur, ou même incapables —  en particulier le monde du travail — avec ses réalités, qu’elles considéraient dures et quelque peu cruelles. 

Des trous dans la toile 

Il fut alors question de l’impasse intrapsychique du fait que ces premiers groupes portaient essentiellement sur le vécu en lien avec les phases du chômage. Fort de ce constat, mes collaborateurs, assistants et moi-même, nous nous sommes assurés qu’à partir de là, tous les groupes mis en place par le GEC en direction de cette clientèle seraient rapidement percés de trous, afin, d’une part, d’éviter qu’ils deviennent des serres chaudes et, d’autre part, qu’ils permettent d’apprivoiser rapidement, quoique progressivement et assistés du groupe, la réalité à l’extérieur, si pénible soit-elle : chômage élevé, demande souvent indue d’expérience, de diplôme(s) ou de mobilité, etc. Or, ces nouveaux groupes mettaient résolument l’accent sur les retombées du travail, donc sur l’inter et l’extra psychique¹. 

Et lorsque fort de cette découverte le Groupe éducation-chômage proposa à diverses maisons d’enseignement une démarche préventive pour que leurs diplômés évitent un chômage structurel prolongé —  sachant que ce serait le cas pour 1 finissant universitaire sur 4, puis sur 2 finissants du collégial sur 4 et sur 3 finissants du secondaire sur 4 —, quelle ne fut pas sa surprise d’affronter beaucoup de résistance de la part de certaines directions, qui craignaient que la connaissance de cette dure réalité augmente le décrochage scolaire, alors que nos données démontraient exactement le contraire. 

Et alors? 

Si je reviens aujourd’hui sur cet épisode extrêmement formatif, c’est que je m’interpelle toujours — j’ai déjà publié deux billets sur ce sujet — sur la question de l’anxiété croissante chez les jeunes d’aujourd’hui, interpellation qui ne cesse d’être alimentée par un flot continu de témoignages et d’exemples.  

Ces jeunes qui expérimentent prématurément l’anxiété de nos jours, ne sont-ils pas le plus souvent des enfants souhaités et voulus et, parce que souhaités et voulus, ne furent-ils pas chouchoutés et hyperprotégés sans restriction?

Conséquemment, ces enfants qualifiés de « rois » n’ont-ils pas bénéficié d’un environnement physique et humain restreint et aseptisé remplissant ainsi toutes les conditions d’une serre bien chaude, mais les préparant mal — sinon pas du tout— à affronter la réalité; à affronter leur réalité actuelle et future? Alors, cette serre est retirée, ils sont largement démunis devant des réalités qui leur sont totalement nouvelles, le plus souvent déstabilisantes, voire hostiles. Il s’ensuit un sentiment d’insécurité, source d’anxiété. 

À titre d’exemple, n’est-il pas révélateur, cet effet boomerang, quant aux allergies alimentaires? C’est-à-dire qu’après avoir prôné pendant quelques décennies le retrait systématique des aliments concernés, voilà que les experts en nutrition proposent maintenant — comme ce l’était auparavant— la micro-introduction de ces aliments en vue de développer les anticorps appropriés.  

Et alors?

J’aime à dire que, comme conseillères et conseillers en orientation et développement de carrière, nous avons le mandat d’aider les personnes à s’incarner dans le présent monde tel qu’il est, d’abord pour en tirer parti et prendre sa place, ce qui pourrait se traduire par la suite pour ces mêmes personnes en un vouloir de changer ce monde pour une raison ou une autre. Il nous revient la responsabilité de faire des trous dans leurs serres, surtout celles des personnes jeunes, et il importe de le faire de façon constructive et habilitante. Alors, leur monde deviendra sans doute moins anxiogène, car déjà apprivoisé, du moins pour l’essentiel. Or, mon expérience avec le GEC m’amène à dire que, pour ce faire, il vaut mieux stimuler davantage l’interpsychique ainsi que l’extrapsychique dans nos diverses interventions. 

¹ Le programme-cadre OPTRA s’inspire de ce constat. 

Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.
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Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.