Marché du travail

Idéalisation professionnelle

Temps de lecture : 4 minutes

Il y a un peu plus que 40 ans, alors que toute correspondance se faisait par la poste et qu’une simple missive pour l’Europe prenait entre 7 et 10 jours pour s’y rendre et autant de temps, voire le double, pour espérer une réponse, j’avais pris l’initiative d’écrire et d’inviter le professeur Joseph NUTTIN de l’Université catholique de Louvain (Leuven) en Belgique. 

Je voulais le faire venir après avoir lu sur ce qu’il définissait comme étant l’unité fonctionnelle MOI-MONDE, unité constituant selon lui la structure intégrative de la personnalité. Or cette vision interactionniste me semblait fort inspirante au moment même où le département d’Information scolaire et professionnelle1 duquel je faisais partie tentait d’opérationnaliser une utopie naissante, soit celle de la multidisciplinarité, entre autres autour de deux pôles intra et interactifs, soit l’INDIVIDU (psychologie, pédagogie) et l’ENVIRONNEMENT (sociologie, économie). Cette utopie fut éventuellement réduite à une dimension plus réaliste et davantage réalisable appelée interdisciplinarité.

Cette invitation se situait dans le cadre du congrès de l’Association canadienne française pour l’avancement de la science (ACFAS) qui devait se tenir à Sherbrooke l’année suivante, soit en 1981, et pour financer cette venue j’avais réussi un exploit sans précédent et à ma connaissance jamais répété, soit celui de récupérer les fonds prévus par cette Association pour les secteurs Psychologie et Éducation. Or, à ma grande surprise, NUTTIN accepta tout de go, se disant satisfait du maigre budget que je pouvais mettre à sa disposition2. 

Image de Joseph NUTTIN 

Le déclencheur 

Pendant cinq jours – deux fois par jour incluant une soirée – et tenant compte des suggestions des dits secteurs de l’ACFAS, j’ai demandé au professeur NUTTIN d’aborder un sujet différent. Chaque fois, il arrivait sans note (ou simplement avec 3 ou 4 mots griffonnés sur un bout de papier) et, le plus souvent debout, pendant 90 à 120 minutes, traitait en profondeur avec une grande cohérence le sujet demandé. D’entrée de jeu, il invitait l’auditoire à l’interrompre et à lui poser des questions. Le plus souvent il écrivait au tableau un ou quelques mots ou des statistiques ou encore esquissait un schéma. Au grand étonnement de tous, pendant ces cinq journées il ne montra aucun signe de fatigue3. 

En survolant son volumineux CV en vue de le présenter dignement, je réalisai alors que sa langue maternelle était le néerlandais, donc que le français était sa deuxième langue4, voire sa langue seconde. Or, au cours de ses présentations, aussi bien formelles que spontanées, son français était riche et impeccable avec ici et là quelques intonations typiquement belges! Au même moment, j’ai ouïe dire qu’il avait 80 ans.

Au retour, après l’avoir déposé à l’aéroport de Dorval, je me suis dit que comme professeur-chercheur universitaire j’aimerais bien être dans une telle forme intellectuelle et pédagogique à 80 ans5. Venait de se déclencher en moi une saine idéalisation professionnelle qui prit peu à peu par la suite la voix de l’oubli, voire de l’inconscient! 

 

Quand un idéal devient réalité 

En 2022, après trois ans d’accalmie à cause de la pandémie COVID-19, je fis trois séjours en France afin de donner suite à diverses sollicitations professionnelles.

Parmi celles-ci, il y eut fin septembre l’animation au pied levé de trois séminaires expérientiels de deux jours chacun. Il y eut aussi, fin mai, 5 prestations allant de 90 minutes à 180 minutes dans une même semaine sur autant de sujets avec des auditoires fort différents : chercheurs, intervenants, étudiants ou grand public. Fidèle à moi-même et à mes valeurs, j’abordai les différents propos sans guère me référer à des notes, le plus souvent avec un micro sans-fil afin de pouvoir me déplacer dans la salle et aller vers les participants. Il va de soi que, me considérant comme un « visuel », ces mêmes dispositifs étaient agrémentés d’un support audiovisuel de pointe et sollicitaient toujours une participation active de l’auditoire : courts exercices, quiz, travail en binômes et autres sous-groupes, plénières, etc. 

Or, au gré de ces prestations, sans doute trahi par mes cheveux blancs (et peut-être par l’épaisseur de ma taille), quelques personnes me demandèrent mon âge et sans guère y penser, je leur révélai être à l’aube de mes 80 ans6. Du coup, comme un boomerang me revint à la mémoire l’idéalisation de NUTIN, faite il y a quatre décennies! Comme lui à 80 ans, je pouvais aborder debout et de façon condensée une succession de sujets précis avec cohérence et en mobilisant interactivement mes auditoires. Comme lui, de telles prestations n’étaient point source d’épuisement. Bien au contraire, dans la plupart des cas, j’en sortais énergisé prêt à tout reprendre! 

De plus, avec un petit brin de fierté, j’ajouterais que j’avais deux « plus » par rapport à NUTTIN, soit celui d’intégrer dans mes présentations des techniques d’information et de communication (TIC) et celui d’étayer mes propos avec des activités interactives intra et interpersonnelles. 

Report 

En revanche, comme les recherches montrent que notre cerveau est au moins dix années plus jeune que le cerveau des personnes du même âge il y a à peine vingt ans, peut-être que je devrais demeurer actif professionnellement encore dix autres années7 avant de dire que j’ai vraiment atteint mon idéal professionnel tel qu’incarné par Joseph NUTTIN. Et c’est justement ce que pense, avec un certain humour, mon massothérapeute de longue date!

Qui vivra, verra

* Dans le but d’alléger le texte et d’en faciliter la lecture, le générique masculin est utilisé comme genre neutre. 

1. Maintenant le département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke.

2. Cette année-là, l’Université de Sherbrooke célébrait un 25e anniversaire et pour souligner cet événement, elle avait fait venir avec grand éclat quelques conférenciers prestigieux. Or, même s’il ne faisait pas partie de ceux-là, Joseph NUTTIN fut celui qui attira le plus de gens.  

3. Cependant, sitôt une prestation et les échanges consécutives terminées, il demandait à retourner à son hôtel pour finir seul sa journée. 

4. Étant prêtre et chanoine honoraire, il maitrisait sans aucun doute des éléments du grec et du latin. De plus, il s’exprimait avec aise en anglais. 

5. Après vérification au cours de la rédaction du présent billet, il appert qu’à sa venue à Sherbrooke NUTTIN avait en fait 72 ans et qu’il est mort à l’aube de ses 80 ans! 

6. Mon anniversaire est le 15 janvier. 

7. Considérant la note précédente, il est possible que je sois en train de faire cette décennie supplémentaire. L’avenir le dira. 

Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.
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Professeur au Département d’Orientation professionnelle de l’Université de Sherbrooke durant plus de 25 ans, le pédagogue a brillé d’originalité pour former ses étudiants, souhaitant non pas les cloner, mais bien les mettre au monde en tant que conseillers. Sa différence est devenue référence, comme en témoignent les prix qu’il a remportés, la vingtaine d’ouvrages qu’il a publiés et les ateliers de formation qu’il a animés sur le counseling de groupe et sur l’insertion professionnelle. Depuis 2001, il n’a de retraité que le nom puisqu’il demeure très actif comme professeur associé. De plus, le prolifique auteur n’a pas rangé sa plume et le réputé conférencier manie toujours le verbe avec autant de verve et d’à-propos.